Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/883

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que les chevaux des propriétés voisines, confisqués sans autre forme de procès par les deux partis, perdaient à l’instant la moitié d’une oreille. Cette mutilation a pour effet de les patriar, de les consacrer définitivement au service de la patrie, et elle transforme chaque cheval en une de ces rosses mélancoliques que les soldats, par une ellipse hardie, nomment un patria. Tel était le résultat le plus clair de ces levées de boucliers ou, pour employer encore une expression locale, de ces levées de ponchos, qui appartiennent par bonheur à l’histoire ancienne. L’armée de ligne, dont on avait eu l’intention de se passer, a pris au milieu de ces turbulences l’importance pratique qu’on lui refusait prématurément en théorie : elle la conservera jusqu’au moment où l’éducation politique des Argentins sera plus complète; elle offre au congrès, qui est le régulateur du mécanisme compliqué des autonomies provinciales, les moyens de faire respecter ses décisions. La mode des patriadas est passée en même temps que l’espérance de les voir se terminer à l’amiable après des mois entiers d’escarmouches et de galopades. La garde nationale n’en est pas moins restée indirectement un outil d’une grande puissance entre les mains des partis; c’est le levier au moyen duquel ils pèsent tour à tour sur les élections. On ne s’attendait pas à voir cette institution, gage visible et armé de la souveraineté du suffrage, servir précisément à en dénaturer l’expression. Voici comment les choses se passent.

Des contingens sont levés assez fréquemment en vue de services réguliers et légaux : par exemple pour garder la frontière, pour appuyer comme corps de réserve une opération des troupes de ligne, ou même pour prendre part, — c’est le cas qui nous occupe, — à des travaux militaires de terrassement. Cette dernière destination est la plus inattendue, et peut-être un casuiste, la constitution à la main, aurait-il pu élever des doutes sur la validité du décret qui imposait aux gardes nationaux ce labeur. En réalité, cette campagne est une des plus douces qu’ils aient eu à accomplir depuis longtemps. Les travailleurs du fossé, en sus de la paie fournie par le gouvernement de la province, recevaient un salaire de 30 francs par mois donné par le gouvernement national. Cela portait leur solde à 2 francs par jour, et, chose rare, ils les touchaient régulièrement. La commission de frontière, qui s’était chargée de leur entretien, a tenu à honneur, sous le rapport de l’équipement et des vivres, de ne leur rien laisser à désirer. C’est également, dans les annales de la garde nationale, un phénomène. Presque toujours les détachemens envoyés au loin par des gouvernemens provinciaux obérés et distraits sont laissés à l’abandon : ils s’en tirent comme ils peuvent, et, après quelques mois, parfois quelques années de cette