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avant en une barre ornée d’entailles cabalistiques et peinte, comme les panneaux, de couleurs crues, dans le goût indien. On y suspend, outre la longue perche de roseau qui sert d’aiguillon, une foule d’objets disparates. Des queues de cheval, de renard, des guirlandes de « plantes de l’air, » fleurs mystérieuses qui s’épanouissent sur la pierre ou le bois, des couronnes de verroterie, des chapelets d’œufs d’autruche, décorent ce beaupré de la charrette, où se déploie la coquetterie du charretier. C’étaient probablement d’abord des amulettes, ce sont devenus de simples décors. C’est la marche de la civilisation : à la superstition succède la vanité. Six bœufs traînent avec effort dans ces terrains mal affermis le véhicule, qui pèse plus d’une tonne et en porte trois. Le conducteur, assis jambes croisées au bout du timon, presque sur les cornes de ses bêtes, aiguillonne paresseusement le lent attelage. Si par bonheur c’est un vieux gaucho à barbe grise, à figure couleur d’ocre, vêtu d’un poncho en lambeaux, voilà un tableau tout fait. Pourtant c’est surtout au passage d’un gué que la scène ravirait un peintre. Les animaux de chaque charrette viennent renforcer tour à tour ceux de la voisine. Douze ou quatorze bœufs, plongés dans l’eau jusqu’au poitrail, pèsent sur le joug; la vaste machine, dégringolant de la berge, entre avec bruit dans le lit de la rivière. Tous les conducteurs, jambes nues, ont sauté à cheval. Ils se retrouvent chez eux, ils brandissent l’aiguillon comme ils brandiraient une lance, ils crient à tue-tête, tourbillonnent, font des prouesses d’équitation au milieu des flots. Le char avance péniblement, s’arrête, s’ébranle encore, prend des inclinaisons inquiétantes, gravit enfin la berge opposée: on respire; mais on ne passe pas toujours si heureusement. Chaque gué est l’occasion d’un petit drame auquel on pense un jour d’avance, dont on se raconte un jour durant les péripéties.

La colonne avait été dès les premiers jours, et quoique nous fussions en plein dans la région des estancias, organisée militairement ou à peu près. Sept ou huit cavaliers passables, — il n’avait pas été très difficile de les recruter parmi ces vieux coureurs de plaine, — galopaient à l’avant-garde et sur les flancs, à trois quarts de lieue de nous; les autres, le rifle à l’épaule, marchaient en groupe, sinon en rang : cela, l’on n’essaya même pas de l’obtenir; on avait déjà fort à faire de les empêcher de se lancer à la grande course, la baïonnette au bout de fusil, à la suite des autruches qui passaient et qui heureusement étaient bientôt hors de vue. Le soir, les charrettes formaient un grand cercle dont les jougs enfoncés en terre et les chaînes d’attelage bien tendues barraient les interstices. Les tentes se dressaient autour, dans les vides. Elles devaient, par leur blancheur,