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soigner à sa guise. On appelait ces chevaux les « chevaux d’oreille, » parce qu’ils avaient les deux oreilles intactes. Enfans gâtés des campemens et des fortins, ils tranchaient par leur bonne mine sur les infortunés « chevaux de marche, » aussi martyrisés que d’habitude. Ce n’était là qu’un progrès partiel et précaire. Cette distribution avait été faite à la manière argentine, c’est-à-dire mal : l’arbitraire s’y mêlait à la libéralité. Elle était révocable, les soldats le savaient, et comme ces chevaux avaient une marque indienne, ce qui revenait au même que de n’en avoir pas du tout, puisque nul propriétaire de l’intérieur ne pouvait les réclamer, ils avaient une valeur commerciale. Leurs maîtres de hasard, au lieu de les garder, aimaient mieux, comme ils disaient, les perdre : les perdre, c’était les vendre; ils les offraient à vil prix à tout acheteur qui était en mesure de les emmener au loin. Les débitans d’alcool installés dans les campemens ne manquaient pas de profiter de l’aubaine. On dépensait beaucoup de surveillance inutile et tracassière afin de diminuer cet abus, auquel il aurait été plus simple de couper court par un bon règlement et une marque spéciale.

Le but à atteindre est que chaque soldat ait son cheval par suite, non d’une gracieuseté temporaire, mais d’un droit définitif, entraînant des devoirs, et amenant peu à peu entre l’homme et la bête des liens d’affection réciproque. Il est impossible de courir longtemps les chemins sur un animal sans s’éprendre pour lui d’une vive affection, eût-il d’ailleurs tous les défauts du monde. Cela est vrai même parmi les Argentins, qui sont les plus grands bourreaux de chevaux que l’on connaisse, précisément parce qu’ils en changent à tout bout de champ. Le cheval, de son côté, connaît celui qui le monte mieux encore que celui qui le soigne. L’homme qui le panse est son serviteur, celui qui lui fait sentir la bride et l’éperon est son maître; il saisit parfaitement cette nuance. Quand il s’agit d’un soldat, qui remplit à la fois les deux offices, il s’établit des affinités encore plus étroites. Tout cavalier sait que l’on fait sur son cheval préféré ce qu’on ne ferait pas sur une bête inconnue, et qu’on en obtient ce qu’un autre ne pourrait lui demander. Il est clair aussi que, pour faire une campagne, si rude soit-elle, il vaut mieux avoir à sa disposition un bon cheval éprouvé que plusieurs rosses de rechange. Si dans l’armée argentine on a prodigué les rosses, ce n’est pas pour rendre les colonnes plus légères, c’est pour ne pas se mettre en frais de bonne organisation et de soins minutieux afin d’avoir et d’entretenir de bons chevaux.

Le moment est venu de renoncer à ces habitudes : d’abord le prix des chevaux augmente sans cesse; il augmentera bien davantage si l’exportation de ces animaux, déjà essayée avec succès, se propage,