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préjudice. L’Irlande venait d’être cette année le théâtre de tels désordres que les prisons étaient pleines. Quantité de gens avaient été condamnés à la déportation. Les provinces australiennes refusaient de recevoir de nouveaux convicts. Le dépôt pénitentiaire des Bermudes était encombré. L’ordre fut donné d’expédier au Cap 300 condamnés choisis parmi les moins coupables. En même temps, une ordonnance royale transformait l’Afrique australe en établissement pénitentiaire, et lui assignait en particulier tous les condamnés militaires fournis par les garnisons de l’extrême Orient, Hindoustan, Ceylan, Maurice et la Chine. Ç’avait été une faute grave de consulter les colons puisque l’on se décidait avant de connaître leur sentiment.

En apprenant cette nouvelle, la ville du Cap fut dans une extrême agitation ; le bruit s’en répandit avec promptitude jusqu’à la frontière orientale. De toutes parts arrivèrent des protestations. Les bourgeois de la capitale se constituèrent aussitôt en une ligue contre l’introduction des convicts, avec des ramifications dans les districts de l’intérieur ; les habitans de Graham’s-Town déclarèrent qu’ils ne recevraient pas les criminels annoncés, en aucun temps ni à aucune condition ; les négocians de Port-Elisabeth que le rebut des prisons de l’Angleterre leur inspirait la plus vive répugnance ; les fermiers de Graaff-Reinet qu’ils aimeraient mieux émigrer vers les solitudes de l’intérieur que de vivre en compagnie de ces réprouvés. Le gouverneur de cette époque était sir H. Smith, un bon soldat comme le prouve sa conduite envers les Cafres, un médiocre administrateur à le juger par ses malentendus avec les boers. On le suppliait de renvoyer en Europe, de sa propre autorité, le navire qui devait amener les convicts. Il répondit qu’il ne pouvait désobéir aux ordres de la reine. La municipalité du Cap invitait le conseil législatif à voter une loi pour empêcher le débarquement ; l’attorney général, tout dévoué aux intérêts de ses concitoyens, fit savoir à regret qu’un vote du conseil ne pouvait annuler une ordonnance royale. Que faire donc ? Les membres de la ligue engagèrent le public à mettre en quarantaine toute personne qui ferait débarquer, nourrirait ou procurerait du travail aux convicts annoncés. Des milliers de personnes adhérèrent à cette proposition. Les petits boutiquiers, bouchers, boulangers et autres fournisseurs, refusaient de vendre, les banquiers fermaient leur caisse, les compagnies d’assurances résiliaient leurs polices, les commissaires des routes, juges de paix, officiers de milice donnaient leur démission. Bien plus, on vit les membres du conseil législatif se retirer de la salle des séances, si bien que le gouverneur ne put faire régler le budget annuel.