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Un, deux, trois, quatre… Au cinquième, il se leva : — Plus d’espoir maintenant. Voilà l’autre qui arrive, dit-il, — faisant allusion à la superstition parisienne qui voulait que cette visite du souverain fût toujours fatale aux moribonds. De partout les laquais se hâtaient, ouvraient les portes à deux battans, formaient la haie, tandis que le suisse, le chapeau en bataille, annonçait du retentissement de sa pique sur les dalles le passage de deux ombres augustes que Jansoulet ne fit qu’entrevoir confusément derrière la livrée, mais qu’il aperçut dans une longue perspective de portes ouvertes, gravissant le grand escalier, précédées d’un valet portant un candélabre. La femme montait droite et fière, enveloppée de ses noires mantilles d’Espagnole ; l’homme se tenait à la rampe, plus lent et fatigué, le collet de son pardessus clair remontant sur son dos un peu voûté qu’agitait un sanglot convulsif. — Allons-nous-en, Nabab. Plus rien à faire ici, dit le vieux beau, prenant Jansoulet par le bras et l’entraînant au dehors. — Il s’arrêta sur le seuil, la main haute, fit un petit salut du bout des gants vers celui qui mourait là-haut. « Bojou, ché ! .. » Le geste et l’accent étaient mondains, irréprochables ; mais la voix tremblait un peu. »

En somme, Jansoulet, Mora, le faux ménage Jenkins, Monpavon et Félicia, le Corse Paganetti, le journaliste Moessard, « amant gagé d’une reine exilée, » le banquier Hemerlingue avec « sa tête de hibou gras et malade, » et Mme Hemerlingue, ancienne odalisque convertie au catholicisme, représentent fidèlement ce monde interlope d’aventuriers étrangers, de viveurs ruinés, de journalistes et d’hommes d’affaires tarés, cette haute et basse bohème qui, de 1852 à 1870, s’abattit dans le Paris impérial comme sur un terrain propre aux bons coups et aux franches lippées ; mais ces gens-là n’avaient rien de commun, Dieu merci, avec le vrai Parisien indigène, qui gagne sa vie à la sueur de son front, aime de tout son cœur, lutte avec toute son énergie, qui se moque ou s’enthousiasme à propos de tout, rit, pleure, s’indigne, et tout cela de la meilleure foi du monde. Les mœurs des Mora, des Jansoulet et des Jenkins ne sont pas les mœurs parisiennes, pas plus que l’écume et les immondices que roule la Seine en temps de crue ne donnent une idée du cours régulier et limpide du fleuve après les heures troublées de l’inondation. Aussi le sous-titre de mœurs parisiennes, adopté par M. Daudet, ne me semble pas résumer l’ensemble des tableaux qui composent le Nabab. Les seuls personnages qui représentent le vrai monde parisien sont presque relégués à l’arrière-plan. André Maranne et Paul de Géry sont pâles comme des médailles effacées ; quant à la famille Joyeuse, à part quelques détails charmans, les chapitres réservés à cette étude du Paris honnête et travailleur sont inférieurs, comme couleur et comme originalité, à ceux où s’étale le monde des aventuriers.