Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/584

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Que pensait réellement le personnage principal, celui à qui s’adressaient tant d’excitations et d’appels ? Il est certain qu’au premier moment, même dans l’émotion extraordinaire qu’il avait ressentie du sinistre événement de Paris, De Serre s’était montré peu favorable à des mesures d’exception. Sa première impression avait été qu’il ne fallait « rien précipiter, » qu’il n’y avait « rien à proposer aux chambres » avant qu’on sût si l’attentat du 13 février était « l’acte forcené d’un fanatique solitaire » ou une œuvre de conspiration. Il croyait peu utile, peu politique la suspension de la liberté individuelle. Le rétablissement de la censure moins d’un an après les lois de 1819 lui répugnait surtout visiblement. « Vous avez eu quatre ans la censure, écrivait-il, la voulez-vous reprendre ? Voulez-vous être aujourd’hui responsable de tout ce qui se dira et de tout ce qui ne se dira pas dans les feuilles périodiques, semi-périodiques et pamphlets ? .. Voulez-vous accepter cette responsabilité ? Moi je sens que je ne l’accepterais pas… » La chute de M. Decazes l’avait profondément remué en redoublant ses douloureuses perplexités, et à cette nouvelle il s’était hâté d’écrire à celui que l’iniquité des partis frappait : « Je vous regrette amèrement, cher ami, pour l’état, pour le roi, pour vous-même et pour moi. Ce n’est pas que je vous plaigne de quitter le pouvoir. Vous en avez senti les épines, et la triste connaissance qu’on y fait du cœur humain suffirait pour en inspirer le dégoût ; mais ce n’est pas comme cela, ce n’est pas sous les fureurs insensées de la calomnie que j’aurais voulu vous voir succomber… Ma position à moi est fort incertaine. Vous étiez mon lien moral avec le roi et le gouvernement. Je connais très peu M. de Richelieu. On m’a dit qu’il laissait ordinairement prendre possession de lui-même. Par qui le trouverai-je occupé ? Le faudra-t-il disputer ? Enfin je m’abandonne aux événemens… jusqu’à ce que, comme vous, je tombe sous le poignard de la calomnie… » Il ne se faisait point d’illusion, dans le sort de M. Decazes il lisait son propre sort, il l’écrivait à sa mère. Il s’était néanmoins décidé à rester parce qu’il lui semblait qu’en un pareil moment une retraite volontaire serait une désertion devant le péril, parce qu’il ne croyait pas pouvoir se refuser au duc de Richelieu, au « système de modération » qui ne cessait point d’être la politique du roi au milieu des « fureurs des partis. »

Ministre le lendemain comme la veille, retenu pour l’instant dans sa solitude des bords de la Méditerranée, De Serre recevait tout et écoutait tout. L’éloignement avait l’avantage de lui faire dans sa retraite une sorte de neutralité temporaire, où il pouvait « rafraîchir son sang, » reposer son imagination selon le mot de Froc de La Bou-laye, mûrir ses pensées et ses résolutions, en reprenant des forces