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disent les théoriciens du droit naturel, parce que ce droit est la condition du développement de la personnalité et de la liberté de l’homme. Il lui faut un domaine où il puisse agir en maître, sinon il est esclave. La propriété est la sphère extérieure de la liberté ; elle est donc de droit naturel. Cette théorie est incomplète si elle ne s’appuie pas sur l’économie politique, et, en tout cas, elle paraît trop absolue. C’est seulement parce que l’homme a des besoins à satisfaire qu’il lui faut la disposition exclusive de certaines choses. Pour des anges, à quoi bon la distinction du tien et du mien ? Les hommes qu’un profond sentiment religieux anime, comme les premiers chrétiens, cessent-ils d’être libres parce qu’ils mettent tout en commun, et n’est-ce pas au contraire dans le détachement absolu des intérêts terrestres que se trouve la plus parfaite liberté ? D’ailleurs, ce droit exclusif, ne suffit-il pas de l’accorder sur les objets de consommation, produit de l’activité personnelle ? Faut-il l’étendre au sol, au capital, aux instrumens mêmes de la production ? Évidemment on ne peut le décider a priori. Pour trancher la question, il faut invoquer des raisons économiques. Les ouvriers, les fermiers, les entrepreneurs mêmes travaillent au moyen de capitaux et sur une terre qui ne leur appartiennent pas ; sont-ils pour cela privés de la « sphère extérieure de leur personnalité ? » Si la propriété est la condition nécessaire de la liberté, comment se fait-il que tant de millions d’hommes n’en aient point ? On voit que le droit naturel sans l’économie politique ne suffit pas pour donner une base solide à la propriété.

D’après la théorie du droit romain, reprise par beaucoup de juristes modernes, elle dérive de l’occupation. Celui qui a mis en sa puissance un objet qui n’appartenait à personne, res nullius, acquiert la faculté d’en disposer à l’exclusion de tout autre. Cette explication est encore plus insuffisante que la précédente. Pour que d’un fait sorte un droit, il faut que le fait soit légitime en lui-même, et qu’il soit en même temps juste et utile que ce fait donne naissance au droit. Loin donc que l’occupation puisse fonder la légitimité de la propriété, c’est la légitimité même de l’occupation qu’il faudrait démontrer. Or celle-ci s’appuie sur une hypothèse erronée : il n’y a pas en réalité de res nullius. Tout territoire, avec ce qu’il renferme, avant que la propriété privée soit établie, appartient à la tribu ou à la nation ; celle-ci peut bien décider que le premier qui enclora un terrain ou abattra une pièce de gibier en deviendra propriétaire ; mais, dans ce cas, c’est la loi qui crée la propriété, et, si elle le fait, c’est par des motifs d’utilité générale de l’ordre économique. Suffit-il que j’enfonce ma lance dans un champ ou que je plante mon drapeau sur un continent pour que j’en devienne propriétaire, et sera-ce ma volonté qui seule tracera