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avons déjà parlé et à qui elle semblait dévolue d’avance, car il avait grand renom dans les clubs révolutionnaires et avait jadis régulièrement appartenu à la marine, d’où les excentricités, pour ne dire plus, l’avaient fait expulser. C’était Charles Lullier, un des acteurs les plus énergiques de la journée du 18 mars, pendant laquelle il croyait sincèrement avoir commandé en chef. Arrêté par ordre du comité central, comme nous avons eu à le dire[1], évadé, escorté de quelques amis fidèles, en proie aux violences d’une maladie mentale intermittente, il traînait dans Paris son ambition désœuvrée, s’attribuant de bonne foi le succès de l’insurrection, déblatérant contre l’ingratitude des hommes et expliquant publiquement en ces termes les services qu’il avait rendus à la république universelle : « Dès le 20 (mars) j’avais transformé en espions toutes les personnes qui venaient me demander un emploi. » La commune, moins sévère pour lui que le comité central, paraissait disposée à l’employer et à utiliser pour la défense de Paris la fougue extraordinaire dont il était parfois animé et qui en faisait un homme d’action redoutable. Il sollicitait vivement les gens de l’Hôtel de Ville et eût peut-être enlevé à leur indécision sa nomination de délégué au ministère de la marine, s’il n’eût été habilement contre-battu par un septième clerc de notaire nommé Boiron. Ce Boiron, âgé de vingt-cinq ans, rêvait aussi d’occuper quelque lucrative situation à la marine, mais il savait qu’il n’obtiendrait rien si Lullier était nommé délégué, car il s’était battu en duel avec lui au quartier latin, et leur rencontre n’avait diminué en rien l’animosité qui les séparait. Boiron manœuvra fort adroitement. Il intéressa à sa cause Cournet, alors au sommet des honneurs, membre de la commune, membre de la commission de sûreté générale (30 mars), membre de la commission exécutive (4 avril), et qui, à travers tous les métiers qu’il avait ébauchés, ayant fait celui de marin, devait avoir voix prépondérante dans le choix d’un délégué à la marine. Cournet réussit non-seulement à empêcher Lullier d’être nommé, mais il obtint la délégation pour son propre frère de lait Raymond-Emile Latappy, ancien capitaine au long cours, qui fut solennellement installé au ministère le 6 avril.


III. — LA DELEGATION.

Ce jour-là, les clairons sonnèrent et les tambours battirent aux champs dans la cour de l’hôtel de la rue Royale, car Cournet, délégué à la préfecture de police, et Cluseret, seul délégué à la guerre depuis le A avril, venaient eux-mêmes et en grand

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1877, le Dépôt près la préfecture de police.