Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/123

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’installa au ministère et y amena avec lui un homme d’une cinquantaine d’années, qui s’appelait Henri Cognet et qui jouait près de lui le rôle de chef d’état-major. Cognet prétendait avoir été lieutenant de vaisseau sous les ordres du prince de Joinville, ce qui était absolument faux. En réalité, on ne savait trop de quoi il avait vécu ; il paraissait avoir fait, de ci, de là, selon les circonstances, de la politique interlope, avait été capitaine d’artillerie de la garde nationale pendant le siège, s’était, au début de la commune, accroché à Durassier et était ravi de pouvoir promener officiellement ses galons dans les bureaux du ministère de la marine. C’était un homme pratique et qui s’entendait aux réquisitions. La première pièce qu’il signa en arrivant au ministère est celle-ci : « Flottille de la Seine. Ordre de la place. Bon à réquisitionner une voiture de remise pour deux courses. — Paris, le 7 avril 1871. Pour le capitaine de frégate commandant, le chef d’état-major, COGNET[1]. » Le dernier document signé de Cognet est ainsi conçu : « Division des marins détachés à Paris, artillerie ; cabinet du commandant. Paris, le 21 mai 1871. Au citoyen Sarrat, sous-chef de service. Citoyen, permettez-moi de trouver étrange le refus de bougies pour ma voiture ; je vous réitère ma demande, attendu que les grandes bougies, il faut les couper en deux. J’ai lieu de croire que vous ne m’obligerez pas à m’adresser au délégué pour cette misère. Salut et fraternité. — COGNET. » La voiture que Cognet appelait « ma voiture » sortait fort probablement des remises du prince Murat, qui en fournit plus d’une à l’état-major des fédérés.

Les réquisitions étaient incessantes au ministère de la marine ; il n’est si mince employé qui ne réquisitionne un chronomètre pour son usage personnel, car il fallait bien savoir l’heure pour faire exactement son service. On éludait de cette façon le décret de la commune qui fixait à un maximum de 500 francs par mois les émolumens de ses plus hauts fonctionnaires ; chacun du reste réclamait ce maximum et finissait presque toujours par se le faire attribuer. On le considérait simplement comme « de l’argent de poche ; » l’État devait pourvoir à toutes les autres nécessités de la vie. Latappy était un des meilleurs, un des plus inoffensifs parmi ceux qui se mêlèrent de direction dans cette cohue révolutionnaire. Il ne peut échapper à la manie générale : il réquisitionne ; il prouve à la commune qu’elle doit le nourrir, et fait payer ses repas1 par la caisse du ministère. Il reste en fonctions pendant quarante-cinq jours ; sa table coûte 4,896 francs,

  1. Cette pièce est naturellement frappée d’un cachet rouge, mais elle porte aussi un timbre bleu, assez singulier : un cercle coupé par une croix en quatre secteurs ; dans le premier, une L majuscule, dans le second un T, dans le troisième un sabre, dans le quatrième une plume ; pour devise un vers latin : Da calamum gladiumve, lares utroque tuebor. Je n’ai va ce cachet prétentieux que sur la pièce dont je viens de parler.