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commencée en langue chinoise se continua en français. « Nous nous mîmes à la même table, raconte le voyageur anglais, mais mon révérend ami était si pauvre en victuailles que je me crus obligé de lui offrir la moitié de mon beefsteak ; je le vis si joyeux de manger du pain, que je lui laissai dévorer tout ce que j’avais avant que j’eusse fini moi-même mon déjeuner. Voyant son bel appétit, j’ordonnai à mon cuisinier de lui faire une omelette et de lui verser un verre de liqueur. Je lui racontai l’outrage que j’avais reçu à Ch’ên-yuan, et le Français fit cette remarque, que le mandarin de cette ville et ses administrés, avant de jeter les yeux sur mon passeport, avaient dû me prendre pour un père jésuite ou un lazariste. » M. Margary ne croit pas que les missions catholiques civilisent un jour la Chine, au point de vue catholique, bien entendu. Le rôle de propagateur des idées européennes est plutôt réservé aux hommes de négoce. Il est curieux de constater qu’il en est de même dans l’Afrique centrale ; plusieurs de nos explorateurs en ont été repoussés parce qu’on les prenait pour des missionnaires. A Kwei-chou, M. Margary rencontra également un vieil évêque français et deux de ses vicaires. Ils étaient habillés à la chinoise, et la conversation se fit dans la langue des Célestes. En fait, remarque M. Margary, je crois que le vénérable évêque avait oublié son propre langage. Le prélat vit dans un yamen, use du fauteuil vert, se fait appeler ta-jin ou grand homme, attributs réservés au mandarin des premières classes. Cette façon de se donner des titres déplaît aux lettrés et aux fonctionnaires. Remarquons en passant l’extrême tolérance des Chinois en toute chose. Si un habitant de la Chine s’arrogeait chez nous le droit de porter un costume de général, ou la robe écarlate d’un cardinal, ou simplement la toge d’un juge, ne l’en empêcherions-nous pas ?

Avant de pénétrer dans la capitale du Yunnan, je ne dois pas négliger d’ajouter que le pays parcouru en dernier lieu par M. Margary avait gardé les traces de la guerre que les sauvages Miao-tzu y portèrent il y a vingt ans environ. Les villes brûlées, saccagées, se relevaient, il est vrai, mais avec lenteur, et de vastes contrées dont les populations avaient été massacrées restaient encore dépeuplées. Voici ce que M. Margary dit dans son journal de ces peuplades si peu connues : « J’appris quelque chose de ces Miao-tzu et des tribus ; sauvages de leurs montagnes, ainsi que de la cause de leur insurrection. Ce peuple forme deux castes, les Miao-tzu et les Chung-chia, Les premiers, quoique portant le costume chinois, ayant les traits du visage également chinois, — de même que les Shans qui vivent au-delà du Yunnan, — n’ont jamais été de la race des Célestes. Ils étaient les aborigènes de ces contrées, à l’époque où la dynastie de Han (202 ans avant Jésus -Christ) conquit militairement le pays et