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Telle est la thèse, pour le moins hardie, que George Sand a intrépidement menée jusqu’au bout pendant un long roman de 400 pages dont la lecture est aujourd’hui assez fatigante. Cette controverse contre le mariage ne répond à aucune de nos préoccupations et de nos anxiétés présentes. Dans notre société assez prosaïque, la lutte est beaucoup plus vive entre les intérêts qu’entre les théories, et on ne discute guère aujourd’hui la doctrine de l’union libre ailleurs que dans les clubs de bas étage. Mais il ne faut pas oublier qu’au lendemain du grand mouvement de 1830 tout était en quelque sorte remis en question, et que le mariage en particulier avait été de la part de l’école saint-simonienne l’objet des plus vives attaques. Au lendemain du jour où cette école venait d’être obligée de se séparer et où un procès célèbre faisait figurer devant la justice du pays un grand nombre de ses adeptes, ce n’était pas peu de chose que l’auteur de Valentine vînt à la rescousse, apportant à l’appui des adversaires du mariage toute la popularité de son talent. C’est dans Jacques que l’influence exercée sur l’esprit de George Sand par les doctrines saint-simoniennes apparaît le plus clairement. Il n’est donc pas étonnant que le roman ait vieilli avec les doctrines. Le suicide de Jacques, qui paraissait autrefois si dramatique, n’amène plus guère que le sourire aux lèvres ; mais ce qui n’a pas vieilli, ce qui reste éternellement jeune et chaleureux comme tout ce qui est marqué au coin de la vie et de la vérité, c’est la première partie : c’est la peinture des transports aveugles de Jacques et des enivremens crédules de Fernande. Il semble que par un raffinement de cruauté George Sand ait voulu employer d’abord toute la magie de son talent à nous faire envier les délices de ce bonheur conjugal dont elle entreprend ensuite de démontrer l’impossibilité. Nulle part une jeune fille romanesque ne trouvera une plus charmante traduction de ses rêves que dans le récit de l’arrivée de Fernande au château de Jacques, le lendemain de son mariage. « Quand je suis arrivée ici, il était onze heures du soir. J’étais très fatiguée du voyage, le plus long que j’aie fait de ma vie. Jacques fut presque obligé de me porter de ma voiture sur le perron. Il faisait un temps sombre et beaucoup de vent. Jacques me conduisit à ma chambre, qui est meublée à l’ancienne mode, avec un grand luxe. Avant de me coucher, je voulus jeter un regard sur les jardins, et j’ouvris une fenêtre ; mais l’obscurité m’empêcha de distinguer autre chose que d’épaisses masses d’arbres autour de la maison et une vallée immense au-delà. Un parfum de fleurs monta jusqu’à moi. Ce vent tout chargé de senteurs délicieuses me fit éprouver je ne sais quels tressaillemens de joie, il me sembla qu’une voix me disait : Tu seras heureuse ici… Quand il revint, j’étais couchée. Je vivrais cent ans que je ne pourrais oublier cette soirée, où pourtant