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bande entra en branle. Chantant, vociférant, levant la jambe au-dessus des têtes, multipliant les gestes obscènes à la lueur des maisons qui brûlaient, au bruit des artilleries lointaines, aux sons d’un cornet à pistons accélérant la mesure, cette troupe d’aliénés se rua dans une de ces danses dont le nom honnête est encore à trouver. La Machu, la Ménan, la Vandewal en sueur, les vêtemens débraillés, la poitrine presque nue, passant d’homme en homme, bondissaient comme des chèvres ivres de raisins, et parfois criaient : A boire ! On amenait alors un des tonneaux à bras, on enlevait la bonde, on recevait le vin dans des seaux, et les uns après les autres, le visage penché au-dessus du liquide, ils lapaient comme des loups.

Tous n’étaient point à cette bacchanale, mais beaucoup profitèrent du tumulte qu’elle causa pour quitter un champ de bataille qu’ils ne se souciaient pas de défendre. Trois bataillons fédérés, placés sous les ordres du colonel Spinoy, chef de la 3e légion, avaient pour mission spéciale de maintenir ouvertes les communications entre le ministère de la marine et la place Vendôme ; ils devaient, selon les circonstances, se porter au secours de l’un de ces deux points et repousser ou couper le mouvement tournant des troupes françaises. Ces trois bataillons étaient déjà fort diminués par les désertions qui, pendant toute la journée, n’avaient cessé de se produire. Ils ne se trouvèrent probablement plus en force, et, tranquillement, comme de bons bourgeois qui rentrent chez eux après une journée de fatigue, ils s’en allèrent. Lorsque l’on s’aperçut de leur départ, ils étaient déjà loin, et la place Vendôme, malgré les solides barricades qui la défendaient, était déjà très sérieusement menacée par la division Berthaut, du corps du général Douai. Le bruit se répandit et vint jusqu’au ministère de la marine qu’elle était évacuée et, disait-on, occupée par nos soldats ; ce bruit était prématuré : le général Berthaut ne franchit les barricades de la rue de la Paix et ne se trouva en présence de la colonne renversée, brisée, qu’à deux heures du matin. — Brunel, abusé par ce faux avis, écrivit alors la lettre suivante qui fut retrouvée sur son bureau : « Ministère de la marine et des colonies ; cabinet du ministre (cet en-tête est biffé d’un trait de plume), 23 mai 1871 ; au citoyen délégué à la guerre. Citoyen, le colonel Spinoy, qui avait ici trois bataillons, a presque autorisé, d’après les rapports, le départ de ces bataillons, qui tenaient communication de l’hôtel de la marine avec la place Vendôme. La place Vendôme étant évacuée, le colonel a jugé à propos de ne pas s’opposer assez énergiquement à cette fuite, toujours d’après les mêmes rapports. Je vous envoie le colonel Spinoy, qui affirme que les bataillons sont partis malgré lui. Dans cette situation, je vous prie, citoyen ministre, de me faire