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qu’une ambassade offerte à René jeune encore aurait suffi à secouer son ennui et à lui faire oublier jusqu’au souvenir d’Amélie ? Bien autrement profond et incurable est le mal que George Sand a peint dans Lélia. Cette œuvre étrange est de tous les romans de George Sand celui qui a fait le plus de bruit à sa naissance et qui a le plus vieilli aujourd’hui. L’école réaliste, qui a exercé depuis quelques années sur notre littérature une si fâcheuse influence, a eu du moins l’avantage de développer chez notre génération nouvelle le goût de la vraisemblance et l’horreur de la déclamation. Or la vraisemblance est peu respectée dans Lélia, et en revanche la déclamation y abonde. Nous nous sentons tout le temps mal à l’aise durant la lecture de ce poème en prose, dont les scènes se jouent sur les pentes imaginaires du Monte-Verdor et dans la villa féerique du prince dei Bambucci, où le poète Sténio passe les nuits enveloppé dans son manteau au bord des cascades, où le galérien vertueux Trenmor, dont l’âme s’est retrempée au bagne de Toulon, coudoie la courtisane Pulchérie et le prêtre Magnus. Mais malgré tout cela j’oserai dire que c’est l’œuvre de George Sand qui contient la plus grande part de vérité, car c’est celle où elle a le plus éloquemment traduit ce besoin qui fait l’honneur et la souffrance de notre siècle sincère et courageux : la recherche de la vérité. Le mal de Lélia ce n’est pas de douter de l’amour ; elle en guérirait si elle parvenait à aimer Sténio. Son mal, c’est de douter de tout, et de ne savoir à quelle source étancher la soif de ses ardeurs infinies. Lorsque à l’entrée de la nuit, au lever de la lune ou aux premières clartés du jour, dans le silence de minuit et dans cet autre silence de midi si inquiet et si accablant, elle a senti son cœur se précipiter vers un but inconnu, vers un bonheur sans forme et sans nom qui est au ciel, qui est dans l’air, qui est partout, elle sait, et l’expérience le lui a appris, que ce bonheur n’est pas l’amour ; elle sait qu’il y a au-delà de l’amour des désirs, des besoins, des espérances qui ne s’éteignent point ; « sans cela que serait l’homme ? Il lui a été accordé si peu de jours pour aimer sur la terre ! » Elle le sait et elle se consume dans la poursuite de ce but inconnu. C’est en vain que, pour l’atteindre, elle rompt une première fois avec les hommes, avec Sténio, et que, réfugiée dans une vieille abbaye en ruines, elle établit entre elle et le monde la barrière d’une clôture volontaire ; « Je relevai, dit-elle, en imagination les enceintes écroulées de l’abbaye ; j’entourai le préau ouvert à tous les vents d’une barrière invisible et sacrée ; je posai des limites à mes pas et je mesurai l’espace où je voulais m’enfermer pour une année entière. Les jours où je me sentais agitée au point de ne pouvoir plus reconnaître la ligne de démarcation imaginaire tracée autour de ma prison, je l’établissais par des signes visibles ; j’arrachais aux murailles