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elle assistait au ministère de l’intérieur à tous les conciliabules où les plus exaltés du parti formaient le projet de jeter par les fenêtres l’assemblée constituante. En un mot, elle vécut pendant quelques mois au plein centre de la bohème politique et en proie à une sorte d’ivresse révolutionnaire qui altérait l’équilibre de ses facultés. Le réveil fut prompt et terrible.

Les journées de juin lui ouvrirent les yeux. À quoi avaient abouti ses rêves de fraternité, d’amour, d’abolition de la souffrance ? À une émeute féroce suivie d’une répression sanglante. Les républicains s’égorgeaient entre eux, et ne se faisaient même pas grâce après le combat. Elle était devenue une étrangère au ministère de l’intérieur, où Ledru-Rollin ne régnait plus. Qu’avait-elle désormais à faire à Paris ? Elle s’enfuit en quelque sorte à Nohant, troublée et navrée jusqu’au fond de l’âme, dans l’espérance d’y trouver un peu de calme. Mais ce fut pour tomber dans une mélancolie dont, quelques mois après, la préface de la Petite Fadette apportait au public l’amère expression. « La nuit est toujours pure, les étoiles brillent toujours, le thym sauvage sent toujours bon ; mais les hommes ont empiré, et nous comme les autres. Les bons sont devenus faibles, les faibles poltrons, les poltrons lâches, les généreux téméraires, les sceptiques pervers, les égoïstes féroces… Tandis que nous contemplons l’éther et les astres, tandis que nous respirons les parfums des plantes sauvages et que la nature chante autour de nous son éternelle idylle, on étouffe, on languit, on pleure, on râle, on expire dans les mansardes et dans les cachots. Jamais la race humaine n’a fait entendre une plainte plus sourde, plus rauque et plus menaçante. » N’est-ce que le découragement ou la colère de la défaite qui ont inspiré l’âpreté de cette plainte ? N’y entrait-il pas aussi, ô artiste, ô poète, quelque trouble et quelque remords ? Ne vous êtes-vous pas dit dans la paix de votre asile héréditaire et dans le silence de votre vallée que vous aviez peut-être quelque part de responsabilité dans ce tragique dénoûment de vos rêves humanitaires, et que la droiture des intentions ne suffit pas à justifier d’aussi étranges erreurs de l’esprit lorsque ces erreurs ont été un peu trop légèrement adoptées et propagées ? Vous aviez pendant dix ans déployé toute l’éloquence d’un talent populaire à dénoncer à la classe la plus nombreuse ; et la plus pauvre les vices de la classe la moins nombreuse et la plus riche ; puis vous vous êtes étonnée que ces revendications de la pauvreté et du nombre aient pris un jour une forme brutale que vous n’aviez pas prévue. Vous aviez exalté des espérances, caressé des rêves, fomenté des haines, et lorsque vous vous êtes sentie impuissante à satisfaire les passions que vous aviez excitées, vous avez été toute surprise de voir que ces passions cherchaient à se satisfaire elles-mêmes. Combien y en