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de l’art, et elle demeure le véritable ancêtre de toute cette génération d’auteurs et de poètes qui fait aujourd’hui dans ses écrits une si large place aux descriptions de la nature. Son action s’est fait sentir jusque dans le domaine de la peinture, et elle n’a pas été sans influence sur le développement de l’école du paysage moderne. Je suis persuadé que les Dupré, les Rousseau, les Breton, les Daubigny, pour ne parler que de ceux-là, lui doivent beaucoup sans le savoir. Peut-être en effet ne se seraient-ils pas livrés avec autant de complaisance et de sécurité à l’étude de la nature simple et familière qui nous environne, et peut-être auraient-ils été comme bien d’autres chercher leur inspiration en Orient ou en Italie, si George Sand ne leur avait appris à saisir les beautés que cache cette nature et n’avait accoutumé le public à goûter ces beautés. Pour un peu, je serais disposé à lui reprocher sa trop nombreuse postérité, et à la rendre en partie responsable de ce que j’appellerai, dans l’art et dans la littérature, le débordement du paysage, Sans doute elle a formé des élèves dont elle avait le droit d’être fière, et lorsque Fromentin lui dédiait, dans ce recueil même le roman exquis de Dominique, elle pouvait saluer dans ce peintre délicat de la nature et du cœur un de ceux qui ont su le mieux traduire l’alliance un peu maladive des souffrances intimes avec les sensations extérieures. Mais combien voyons-nous de romanciers qui suppléent aujourd’hui par l’abondance des descriptions à la pauvreté de leur invention et dans les œuvres desquels l’homme ne tient pas plus de place qu’un laboureur au milieu d’un champ ! « Mes imitateurs ne feront que des sots, » disait, il est vrai, Michel-Ange ; mais ne mettait-il pas par cette brusque saillie sa conscience un peu trop à l’aise, et les figures péniblement contournées de son élève Vasari qui couvrent les murs de l’antichambre de la chapelle Sixtine ne sont-elles pas la meilleure critique de ce qu’il y a d’un peu exagéré dans certaines figures du Jugement dernier ? George Sand a déjà donné l’exemple de ces excès où devaient tomber ses imitateurs, et elle a cru trop facilement qu’en entremêlant un roman de beaucoup de descriptions elle pouvait ne laisser qu’une petite place au caractère et aux passions. De grâce n’oublions pas que, suivant l’expression si juste de Latouche, le roman c’est la vie racontée avec art ; que l’homme est le héros de la vie, et non pas la nature, et que le paysage doit être à l’action ce qu’est le cadre au tableau. Il sied assurément au tableau d’être relevé par un cadre. Mais que signifie le cadre sans le tableau ?


III.

J’ai rendu assez entière justice au talent de George Sand pour avoir le droit de signaler en toute liberté ses lacunes et ses erreurs.