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dans la lyre, qui remonte au ciel avec celui d’Hélène, l’élève de maître Albertus, au moment où la dernière corde se brise et où la jeune fille meurt, ne vaut pas celle du violon de Crémone qui vole en éclats au moment où la dernière note de chant s’exhale des lèvres d’Antonia, la fille du professeur Crespel. Mais ces lacunes, et d’autres peut-être qui m’échappent, ne sont rien auprès de celle que je sens. En écrivant l’histoire du talent, n’ai-je pas négligé l’histoire de l’âme, que dans la première partie de cette étude je m’étais efforcé de suivre de près, et en étudiant l’artiste, n’ai-je point, par un oubli volontaire ou non, il n’importe, laissé de côté la femme ? J’aurais cependant bien mal rendu le caractère de l’œuvre de George Sand, si l’on n’y avait retrouvé cette histoire écrite en fragmens épars dont la notoriété des événemens de sa vie permet de renouer facilement la chaîne. J’essaierai maintenant de la résumer telle que me l’a fait comprendre une étude entreprise, j’ose le dire, dans un esprit également éloigné de la malveillance et de la partialité.

Aurore Dupin était née avec une nature que la sévérité d’une éducation soigneuse aurait seule pu défendre contre les tentations dont elle avait trouvé l’héritage dans sa race. Le mélange étrange du sang de Maurice de Saxe avec le sang des Delaborde avait, des deux côtés, insinué dans ses veines le germe fatal des entraînemens auxquels elle devait plus tard succomber. Une imagination ardente et un besoin dévorant d’aimer avait encore favorisé l’éclosion de ces germes, dont aucune saine et affectueuse influence n’était venu prévenir le développement. La liberté d’une vie solitaire avait surexcité cette imagination ; les luttes entre sa mère et sa grand’mère avaient troublé ce besoin d’aimer sans le satisfaire ; le sentiment religieux, qui aurait pu venir à son aide, avait été chez elle tour à tour combattu par l’influence de la famille et exalté par celle du couvent. Enfin, lorsque sa vie de jeune fille, si agitée et si difficile, avait pris fin, elle n’avait rencontré dans l’homme qui aurait pu être son protecteur et son guide qu’un compagnon grossier et un maître brutal. Quoi d’étonnant si elle a cru trouver en dehors de la règle le bonheur qu’elle n’avait pas trouvé dans la règle, et si elle s’est lancée à corps perdu dans une poursuite téméraire ? Le bonheur, elle l’a cherché partout, aux Pyrénées, à Paris, à Denise, à Majorque, à Nohant, dans tous les lieux où elle a promené l’inconstance de son imagination, la fumée de son cigare et la facilité de son tutoiement. À chaque pas elle croyait le saisir ; à chaque pas le bonheur lui échappait. L’amertume de ses déceptions, proportionnée à l’avidité de ses espérances, l’a jetée alors dans cette révolte contre Dieu, contre les lois, contre la société dont ses premiers écrits portent l’empreinte, en même temps qu’une insatiable ardeur la poussait toujours à des entreprises nouvelles et plus hasardées. De déceptions en