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personne au nom desquels tout serait permis contre moi. Que ferait une volonté seule contre l’intérêt d’un peuple ? Alors même qu’on ne saurait exprimer par des chiffres exacts dans le budget social la valeur de l’individu et celle du peuple, on n’en pourrait pas moins affirmer que l’intérêt du peuple pris en masse représente,.sous le rapport de la quantité, une valeur plus grande que l’individu isolé. Mais, si nous avons conscience d’une puissance d’évolution et de perfectionnement indéfini, si nous croyons porter en nous-mêmes pour la vérité et la justice un génie, au sens antique de ce mot, toujours capable d’enfanter des œuvres plus parfaites, notre valeur morale dépassera à nos yeux toute quantité mesurable et matérielle. Ce général romain qui s’imaginait remplacer des chefs-d’œuvre de peinture par quelque équivalent se montrait fermé à l’idée de l’incalculable valeur des œuvres d’art ; que serait-ce s’il s’était imaginé trouver quelque équivalent de l’artiste même et lui attribuer un prix matériel comme à un esclave ?

On le voit d’après tout ce qui précède, les idées de droit et de perfectibilité indéfinie sont intimement liées, et l’instinct de la France, en ne les séparant point, eut une intuition profonde. Ce qu’on respecte dans l’être doué de volonté et de raison, c’est moins ce qu’il est actuellement que ce qu’il peut être ; c’est le possible débordant l’actuel, l’idéal dominant la réalité. Le présent est gros de l’avenir, disait Leibniz. C’est pour ainsi dire la réserve de volonté et d’intelligence enfermée dans une tête humaine, c’est la progressivité de l’individu, c’est celle de l’espèce même (qui repose en partie sur cette tête) que nous respectons et appelons droit. Dans l’enfant on respecte l’homme, dans l’homme on respecte le dieu.

Par là est ennoblie à nos yeux l’humanité entière, ou, pour mieux dire, elle est comme divinisée. Je ne dis donc pas : l’homme a une valeur inestimable parce qu’il est libre, ce qu’on peut contester ; mais je dis : l’homme a une valeur inestimable parce qu’il a l’idée de la liberté. En d’autres termes, l’homme a pratiquement des droits par cela seul qu’il à l’idée du droit.


Une dernière question se présente, à laquelle nous ne ferons qu’une courte réponse. Nous avons posé en principe deux choses : une liberté tout idéale et un déterminisme réel ; ce dernier peut sans doute, comme nous l’avons montré, se rapprocher sans cesse de la vraie liberté, mais peut-il y atteindre ? En d’autres termes, la liberté idéale est-elle déjà réalisée quelque part ? est-elle réelle en nous-mêmes ? Dans certaines actions qui semblent dépasser toutes les autres par leur désintéressement ou leur héroïsme, nous est-il donné de toucher le but ? — Sur ce sujet, on ne peut faire que des