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la philosophie allemande ne saurait échapper, vers laquelle elle tend déjà et où elle arrivera tôt ou tard. « L’âge moderne, dit M. de Hartmann, en affirmant le droit de tous à la liberté, a dit le dernier mot de la vie politique[1]. »

Même conciliation possible entre la liberté et l’intérêt supérieur où l’école anglaise place le droit. L’intérêt de l’être, c’est d’être le plus possible, d’être indéfiniment et au-delà de toutes limites, par cela même d’agir et de jouir de plus en plus ; mais le maximum de liberté entraîne le maximum d’action et de jouissance : une société utilitaire devrait donc être aussi attentive à ne pas laisser s’éteindre le foyer de liberté que les anciens peuples à entretenir jour et nuit le feu qui devait leur fournir la chaleur et la lumière. C’est ce qu’ont reconnu les Bentham, les Mill, les Grote, et ce que reconnaît M. Spencer.

L’amour de l’idéal, si éloigné de l’utile au premier abord, mais sans lequel il n’y a point de vraie liberté d’esprit, est lui-même parmi les plus utiles ressorts de l’intelligence et de la volonté humaine ; en fait d’idées, en fait de science, en fait d’art, rien de plus nécessaire que le superflu. L’exclusif souci de l’utilité pratique est l’américanisme, qui a pu avoir son heure chez les peuples jeunes du nouveau continent, occupés surtout de vivre, mais qui serait un danger pour l’Angleterre et pour l’Allemagne comme pour la France ; car l’Allemagne elle-même, depuis qu’elle s’est éprise de la force et de la science appliquée, a ressenti les atteintes du mal. C’est ce que déplorait récemment un de ses savans les plus illustres, Du Bois-Reymond, qui revendiquait avec éloquence les droits de l’idéal[2].

  1. Philosophie de l’inconscient, II, 429 (traduction française de M. Nolen).
  2. Il faut avouer, disait-il, que même chez nous l’américanisme fait des progrès inquiétans. L’Allemagne est devenue une et forte, son vœu de jeunesse est accompli : le nom allemand est respecté sur le continent et l’océan ; mais, si nous revenons en pensée à l’Allemagne d’autrefois, morcelée, impuissante, pauvre, philistine et bourgeoise, ne trouverons-nous pas qu’il manque quelque chose à ce présent si brillant, si prestigieux ? N’aurons-nous pas le soupir du Lied des Hirondelles : — Combien loin ce que j’étais jadis ! — Avec ses rêves indéfinis, son effort sans fin, sa défiance d’elle-même, l’Allemagne n’a-t-elle pas perdu aussi son ardeur pour l’idéal, sa passion généreuse pour la vérité, sa vie intérieure si calme et si profonde ? » (Culturgefchichte und Naturwissenchaft : Deutsche Rundschau, novembre 1877.) Puis, passant en revue ce qui fut jadis et ce qui n’est plus aujourd’hui, le savant allemand se prend à regretter « cette fleur, éphémère de la littérature germanique qui a passé comme un rêve, » cet amour de l’art pour l’art lui-même, qui a fait place à la recherche du savoir et du pouvoir. « La politique et la science, qui, avec leurs dures réalités, ont réduit au silence l’aimable conversation des salons parisiens, ont aussi chez nous fait tort aux épigones des héros classiques et romantiques. » Goethe lui-même, s’il vivait aujourd’hui, n’écrirait plus Werther ni Faust : il mettrait à profit, au Reichstag, ce don de la parole que Gall avait découvert en lui. La science du moins profite-t-elle autant qu’on aurait pu le croire de ces préoccupations pratiques ? Non, parce que l’industrie et la « technique » ont fait disparaître de son sein le désintéressement. Au reste, quand elle est seule, la science même devient une étroitesse pour l’esprit : elle l’habitue à n’estimer plus que ce qui relève de l’expérience et de la mesure ; elle émousse peu à peu le sens de l’invisible, de l’intangible, de l’incommensurable, en un mot de l’idéal. « Malgré tout l’éclat dont brille à présent la science allemande, dit en terminant Du Bois-Reymond, nous en sommes réduits à souhaiter chez la génération nouvelle un peu de ce noble zèle qui seul promet à l’esprit énergie et succès. » (Traduit par M. A. Gérard dans la Revue philosophique de janvier 1878 : les Tendances critiques en Allemagne.)