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socialistes, le seul qui puisse les combattre pied à pied et les tenir en échec. Malheureusement les nationaux-libéraux, par la fatalité des circonstances, ont suivi une politique incertaine, louvoyante, un peu louche, qui a diminué leur prestige, affaibli leur autorité, compromis leur influence et leur crédit. Partagés entre leurs principes et la crainte de déplaire au chancelier de l’empire, ils ont tâché, sans y réussir, de ne se brouiller ni avec leur conscience ni avec M. de Bismarck ; Ils tenaient souvent le langage d’un parti d’opposition, ils votaient d’habitude comme un parti ministériel. À la fois dociles et épineux, ils irritaient l’homme nécessaire par leurs chicanes et finissaient par accorder de mauvaise grâce ce qu’il leur demandait ; ils se croyaient du caractère, parce qu’ils avaient, comme la perche blanche, beaucoup d’arêtes et qu’en les avalant M. de Bismarck a failli plus d’une fois s’étrangler. En définitive, ils ont fait toutes les concessions, on ne leur en a pas fait. Ils baptisaient leur système de conduite du beau nom de politique réaliste, il a paru au public que c’était tout simplement de la politique de complaisance. Un historien, qui sait le monde aussi bien que l’histoire, nous disait un jour que c’est une bonne chose pour un jeune homme d’avoir été pendant quelques années le secrétaire d’un homme de génie, que c’est le plus instructif des apprentissages, mais qu’il importe beaucoup de ne pas le faire durer trop longtemps, sous peine de prendre à jamais le pli de la soumission et de ne plus pouvoir se redresser. Il ajoutait : « Quand la chaussure s’est éculée, en voilà pour la vie. » Les nationaux-libéraux ressemblent un peu à ces jeunes gens qui sont restés trop longtemps les secrétaires d’un homme de génie ; ils ont pris bon gré, mal gré le pli de la soumission, la chaussure du parti s’est éculée, et en voilà pour la vie. Hélas ! la jeunesse a passé, le front s’est dégarni, l’espérance s’est envolée et les réflexions moroses sont venues sur le tard, sans ramener l’autorité compromise. Et quel fruit ont retiré les libéraux de leurs pénibles complaisances, de leur dur vasselage ? De nouveau leur attente vient d’être déçue ; ce ne sera pas M. de Bennigsen, ce sera le comte Stolberg qui aura l’honneur de devenir vice-chancelier de l’empire et vice-président du conseil des ministres de Prusse. M. de Bismarck l’avait toujours dit, il n’aime que les bismarckiens sans phrase.

Il ne faut être injuste pour personne. La question sociale n’est pas seulement une question d’estomac, eine Magenfrage, comme disait Lassalle. Si le socialisme ne travaillait qu’à mettre en liberté le sauvage ou la bête que tout civilisé porte au fond de ses entrailles, s’il ne s’adressait qu’aux appétits, il n’exercerait aucun empire sur les esprits élevés, sur les âmes généreuses. Il a son idéal, lui aussi, il s’est fait redresseur de torts, et il n’y en a que trop à redresser dans ce pauvre monde. Ce qui fait sa force, c’est que les libéraux lui abandonnent trop souvent le