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aucune barrière n’en défend plus les approches. Sur un signe du tsar, la Bulgarie, prenant le rôle qu’a joué la Servie, proclamera son indépendance. Si l’intervention de la Russie est jugée nécessaires une armée russe débarquera en terre bulgare, à dix ou douze lieue, du Bosphore et sera le lendemain sous les murs mêmes de Constantinople. Qu’on ne croie pas néanmoins que la Russie se hâtera de mettre fin à la domination musulmane. Non-seulement elle attendra que l’Europe, remise de la secousse qu’elle éprouve aujourd’hui, se soit familiarisée avec l’idée d’un changement plus radical encore ; mais l’existence d’un empire turc abaissé, dépendant, obligé d’obéir à tout ordre venu de Saint-Pétersbourg, lui sera plus avantageuse que la possession même de Constantinople. Ne perdons pas de vue que le traité de San-Stefano enlève à la Turquie sa frontière arménienne qui, bien que mal défendue, a suffi à protéger l’Asie-Mineure contre une invasion. Privée de port, sur la côte d’Asie, la Russie n’avait d’autre base d’opération contre l’Arménie que Tiflis et le chemin de fer qui relie cette ville au réseau des provinces méridionales de l’empire : à mesure que son armée s’avançait sur le territoire ottoman, elle était contrainte de s’affaiblir pour assurer ses communications, et ses approvisionnemens devenaient de plus en plus difficiles. La Russie acquiert en Batoum un port excellent ; trois forteresses : Ardahan, Kars et Bayazid, lui serviront désormais de dépôts et de places d’armes, et comme sa frontière est portée jusqu’à la chaîne du Soghanli-Dagh, il suffira désormais à une armée russe d’emporter ou de masquer Erzeroum, pour s’avancer sans obstacle au cœur de l’Asie-Mineure et pousser, au besoin, jusqu’au Bosphore par la route que tous les conquérans asiatiques ont suivie. Ce n’est donc pas de Constantinople seulement que le traité de San-Stefano fait tomber les défenses : il ouvre l’Asie-Mineure à la Russie, et il ne reste plus au sultan d’autre rôle que celui d’un vassal obéissant. Le sultan ouvrira ou fermera les détroits suivant les convenances de la politique russe : au nom d’une neutralité proclamée à propos, il arrêtera au passage les escadres anglaises qui voudraient pénétrer dans la Mer-Noire, et il préservera de toute attaque les provinces méridionales de l’empire moscovite. L’influence morale et l’autorité religieuse du sultan seront également au service du tsar, s’il vient à éclater quelque conflit entre la Russie et une puissance asiatique, ou la Perse, ou Boukhara, ou l’Afghanistan, ou l’Angleterre elle-même. Le traité de San-Stefano fait donc passer toutes les populations slaves sous le joug de la Russie, et il met l’Orient tout entier aux pieds de cette puissance.

Comment la Russie a-t-elle pu penser que l’Europe acquiescerait sans mot dire à d’aussi grands changemens, et qu’aucun des