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que le moindre des griefs de l’Autriche. Cette puissance, pour qui la liberté du Danube est une question de prospérité commerciale et presque d’existence, et à qui le traité de 1856 a été si profitable, ne peut voir sans appréhension la Russie chercher à rentrer en possession des bouches du grand fleuve, à pénétrer dans la commission qui règle la navigation danubienne, et à s’y ménager la prépondérance, qui appartient aujourd’hui au gouvernement autrichien. La Russie, en effet, n’entrera pas seule dans la commission ; elle y fera entrer avec elle les états qui auront conquis leur indépendance. Au point de vue politique, le traité de San-Stefano met fin à l’influence que l’Autriche exerçait dans la vallée du Danube et dans la presqu’île des Balkans, soit directement, soit par le crédit dont elle jouissait à Constantinople. De la Mer-Noire à l’Adriatique va s’étendre une chaîne non interrompue de petits états qui devront à la Russie ou leur existence ou leur indépendance, qui ne pourront attendre que du tsar l’agrandissement qu’ils souhaitent tous, et qui seront à la merci de ce souverain. Comment ne seraient-ils pas tous tenus en respect par la Bulgarie, avec les proportions qu’on veut lui donner, avec le rôle que les représentans, directs ou indirects de la Russie, les fonctionnaires et les officiers russes vont jouer pour longtemps dans cette principauté ? L’Autriche va donc voir naître le long de sa frontière méridionale, en contact avec les provinces les moins civilisées et les plus remuantes de son empire, des foyers d’agitation slave d’où partira une propagande redoutable. La cour de Vienne ne peut oublier que, si l’on illuminait à Pesth à chaque succès des Turcs, on illuminait dans les provinces slaves et jusque dans Prague à chacune des victoires de la Russie. Cette principauté bulgare, si bizarrement constituée, où toutes les races s’entremêlent et où le gouvernement va être remis précisément à la race la moins intelligente et la moins avancée, demeurera-t-elle longtemps paisible ? Les musulmans, les Grecs, les Illyriens, qui forment une moitié de la population, accepteront-ils longtemps la domination d’une race considérée par eux comme inférieure ? Chacune des explosions du fanatisme musulman ou de l’orgueil grec, en remuant le monde slave, mettra en péril la paix intérieure de l’Autriche, et, en provoquant une intervention directe ou déguisée de la Russie, consolidera la prépondérance moscovite dans l’Europe orientale.

Aucune puissance n’avait donc un intérêt plus direct et plus manifeste que l’Autriche au maintien d’un état de choses qui lui donnait, dans la Turquie, une voisine paisible, dépourvue d’ambition et pleine de déférence. A cet état de choses, qui avait fait ses preuves de stabilité, le traité de San-Stefano va substituer une situation précaire, évidemment transitoire, et grosse de complications