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arrêter. Ce personnage, ce n’est point le type abstrait de l’inspiré ; il ne ressemble à aucun autre des voyans et des saints de l’ancienne ou de la nouvelle alliance. C’est Jean-Baptiste, c’est lui tout entier et nul autre que lui ; c’est Jean dans l’heure la plus brillante de sa rapide carrière, entre l’obscurité de sa pieuse enfance et les langueurs d’une longue prison. La tête, le corps, tout est amaigri, tout est exténué par le jeûne ; les rides du front se sont creusées, les yeux se sont agrandis, le nez s’est effilé et pincé aux narines, les joues se sont enfoncées et les lèvres amincies. Partout, sur le torse, sur les membres, la chair manque ; les os, les tendons, les veines font saillie sous la peau. Il n’est pas jusqu’à la draperie qui ne soit d’une exactitude rigoureuse et ne concoure à l’effet ; la grossière étoffe en poil de chameau, indiquée par des touches hardies et rudes, fait ressortir le soin et le poli du travail des parties nues. Enfin le mouvement même de la figure est des mieux trouvés ; le haut du corps se porte légèrement en arrière, comme pour ressaisir son équilibre, mal assuré par des jambes qui fléchissent et des genoux qui tremblent.

Ce même esprit, vous le trouveriez, dès le début de l’école, dans le Christ en croix de Brunelleschi, qui se conserve à Santa Maria Novella. Amaigri déjà par les souffrances de ses derniers jours, le corps du Christ a été comme étiré, comme allongé par l’effort qu’ont fait les bourreaux pour le clouer sur le bois infâme. Sur les membres tendus, les muscles ressortent comme des cordes. Douloureuse et navrée, la tête est encadrée de longs cheveux pendans ; on y sent toutes les angoisses de l’agonie. De la Passion, l’artiste n’a senti que le côté humain, que la réalité cruelle ; mais son émotion a été profonde et sincère. En face de cet ouvrage, Donatello, qui, tout jeune encore, venait de s’essayer sur le même thème, s’écria, selon Vasari : « Brunelleschi sait faire un Christ, moi je n’ai fait qu’un paysan ! » c’est-à-dire je n’ai su qu’exécuter une étude de nu, sans distinction et sans caractère[1]. D’ailleurs, n’en déplaise à Donatello, le Christ de Brunelleschi n’est pas le sauveur des hommes qui meurt en sachant ressusciter le troisième jour ; c’est un crucifié dans le paroxysme de la souffrance suprême, c’est un merveilleux portrait de supplicié, que l’on ne peut contempler sans un frisson de terreur et de pitié.

Voulez-vous un dernier exemple ? Retournez voir au Bargello le David d’André Verocchio, le maître de Léonard. Le corps du jeune héros est caché sous l’armure ; mais sa taille svelte et ses bras grêles

  1. L’anecdote est racontée à la fois dans la vie de Brunelleschi et dans celle de Donatello, mais avec plus de détail et d’une manière plus pittoresque dans celle-ci. C’est la que Donatello, dans sa surprise, laisse échapper et tomber à terre les œufs qu’il apportait pour le déjeuner.