Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/26

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

patrie, vous savez, messieurs, les chances que lègue à l’avenir ce vertige qui détruit en peu de jours l’ouvrage de tant d’années. Vous savez ce qu’il en coûte pour réédifier les fortunes publiques et privées, pour construire à la hâte un gouvernement quelconque qui les abrite. Vous savez que de toutes les œuvres la plus difficile est d’élever pour les siècles un gouvernement libre, que toute la sagesse humaine s’y emploierait en vain sans le secours du temps, et que le temps jaloux ne prend en garde que ce que lui-même a fondé. »

La parole de De Serre sortait toute palpitante d’une âme noble et pure ; elle était animée, nerveuse, toujours nette et correcte même dans l’improvisation, colorée sans fausses images, véhémente sans déclamation, souvent profonde sans affectation de science, et les exposés du garde des sceaux ressemblaient à ses discours : témoin ce rapport sur la presse, où il décrivait à grands traits, en politique doublé d’un philosophe, comme eût fait plus tard un Tocqueville, l’état social de l’Angleterre, des États-Unis et de la France. — Ce qu’a été réellement cette éloquence, ce qu’en ont pensé ceux qui en ont subi le charme, Royer-Collard, qui fut toujours peu prompt aux admirations, l’a dit bien des années après, de son ton d’oracle, dans des entretiens familiers où il se plaisait à évoquer ces souvenirs avec Sainte-Beuve. Il jugeait assez sévèrement M. Lainé, il parlait de Camille Jordan comme d’un homme charmant. « M. de Serre, poursuivait-il, avait la grandeur, son éloquence à lui se passait dans une région supérieure, — que vous dirai-je ? non pas la région où se forment les orages, mais quelque chose d’élevé et de grand ! .. Sérieux, imagination, éloquence, il avait tout. Il y joignait seulement la faculté de se faire des illusions. C’est ce qui l’a perdu à la fin. Il a cru sincèrement qu’il allait sauver la monarchie… » Je ne dirai point assurément que De Serre n’avait pas des illusions, et qu’à certains momens il ne laissait pas échapper de ces mots qui vont au-delà de la pensée, qu’il vaudrait mieux retenir. Il ne vivait pas impunément dans les agitations dévorantes ; il avait ses impatiences, ses irritations, et il ne gardait pas moins cet ascendant d’orateur qui fascinait ses amis, qui faisait dire à ce bon Froc de La Boulaye dans ses effusions intimes, un peu lyriques ce jour-là : « Les circonstances sont grandes. Le monde moral est secoué jusque dans ses fondemens. Tant que le sabre ne brillera pas, la puissance est à la parole ; saisissez-vous-en pour le salut de nos Bourbons, de la France et des vieilles races qui commandent ailleurs. Toutes chancellent plus ou moins, et si elles étaient renversées, plus de liberté publique, plus de tribunes aux harangues, mais partout des champs de bataille et des prétoriens pour