Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/330

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce qu’il est et pour ce qu’il vaut. Si la série des fins est nécessairement finie, quelle est celle de toutes les fins proposées que l’on peut regarder comme l’explication dernière et le terme du mouvement de l’univers ?

Est-ce le bonheur positif ? Toute l’argumentation de la philosophie pessimiste a été dirigée d’avance contre une pareille solution. Qu’on se rappelle « les trois stades de l’illusion » parcourus instinctivement par l’expérience douloureuse de Leopardi, décrits scientifiquement par l’analyse réfléchie et froide de Hartmann. — Le premier stade de l’illusion nous a conduits à cette vérité, que l’existence présente est mauvaise ; on a reconnu dans le deuxième stade que la vie future est une illusion ; enfin le troisième stade nous amène à renoncer au bonheur positif, même sous la forme du progrès. Aucune période de l’évolution ne nous montre le bonheur positif réalisé ; tous les âges s’accordent à nous découvrir que ses contraires, le malheur et la souffrance, se produisent seuls dans l’univers, et que le progrès du monde, en détruisant l’illusion et développant la conscience, ne fait qu’accroître le mal.

D’autre part, peut-on croire, sans déraison, que l’évolution du monde soit à elle-même sa propre fin et qu’elle ne poursuive pas autre chose, dans les vicissitudes laborieuses de l’être, que le jeu puéril d’un spectacle varié qu’elle se donne à elle-même ? — Évidemment non. Cela serait contraire à la sagesse absolue que M. de Hartmann reconnaît à l’Inconscient. Il implique contradiction d’admettre que l’évolution sans un terme idéal ou réel et par elle-même constitue un bien absolu. Elle n’est que la somme des momens successifs qui la composent : si chacun de ces momens n’a aucun prix ou représente une quantité négative, l’évolution totale est mauvaise. — Sera-ce la liberté, comme on le prétend quelquefois, qui sera le but du processus du monde ? De quelle liberté s’agit-il ? De celle de l’individu ? Mais comment l’isolement de la personne, sa séparation d’avec le Tout pourraient-ils être un bien absolu ? Et, s’il s’agit de la liberté du Tout, qu’est-ce que cela signifie ? Si l’Inconscient est l’Un-Tout, rien n’existe en dehors de lui qui puisse exercer sur lui une contrainte. — Est-ce, comme Kant l’a soutenu, la moralité qui serait la seule fin raisonnable de l’évolution ? A plusieurs reprises, Hartmann discute la question et la résout négativement. Selon lui, la moralité n’a de signification qu’au point de vue relatif des individus, c’est-à-dire qu’elle n’appartient qu’au monde des phénomènes, non à l’être véritable. — L’instinct de l’individualité, c’est la conservation de son être propre, et la forme nécessaire en est l’égoïsme. Egoïsme et individualité se tiennent essentiellement ; avec l’égoïsme naît le mépris des droits