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chose comme la promesse et l’avant-goût de l’affranchissement futur.

Examinons à ce point de vue l’art, sur lequel Schopenhauer, suivant Kant de très près, le commentant, pour ainsi dire, a produit quelques vues remarquables. Quel est l’effet le plus certain de la jouissance esthétique ? C’est la suppression momentanée de tout ce qui fait la fatigue et l’effort de vivre, la suppression de l’égoïsme, un état de désintéressement complet dans la contemplation pure de l’idée. Dans cet état, l’esprit se dépouille lui-même de tout intérêt personnel et de la misère du vouloir, comme l’idée de l’objet se dépouille aux yeux de l’artiste des imperfections de l’objet particulier et s’idéalise devant notre pensée. D’une part, c’est l’affranchissement du sujet qui contemple ! d’autre part l’affranchissement de la chose contemplée, qui s’élève à l’état d’idée pure, d’idée platonicienne, en se dégageant des conditions du temps, de l’espace et de la causalité. « Tant que nous nous livrons à la foule précipitée des vœux, des espérances et des craintes continues, nous restons sujets de la volonté, et alors nous n’aurons jamais ni plaisir durable ni repos ; le sujet de la volonté reste sous la roue tournante d’Ixion. Mais, lorsqu’une circonstance extérieure ou une disposition intérieure nous élève subitement au-dessus du torrent infini du vouloir, lorsque la connaissance affranchie saisit les choses libres de tout rapport avec la volonté, c’est-à-dire en dehors de tout intérêt personnel, s’abandonnant tout à fait à elles en tant que représentations pures et non en tant que motifs, alors le repos inutilement cherché ailleurs pénètre en nous et nous remplit de bien-être (autant du moins que cela est possible, le bien-être ne pouvant être que la suppression de la souffrance). C’est l’état sans douleur qu’Épicure estimait le plus grand bien et comme la manière d’être habituelle des dieux. Nous sommes délivrés de l’aride effort de la volonté. C’est comme le repos du sabbat que nous célébrons en nous sentant pour un instant affranchis du travail dans la prison correctionnelle du vouloir. Pour un instant, la roue d’Ixion s’arrête[1]. » Heureux état que celui-là où l’esprit s’abandonne absolument à l’intuition, s’y plonge tout entier, se laisse remplir par la contemplation de l’objet naturel ou de l’objet d’art qui est devant lui, soit un paysage, un arbre, soit un tableau de maître ! « L’esprit se perd alors avec la conscience de lui-même, il ne subsiste plus que comme un sujet pur, affranchi de tout lien avec le vouloir, comme un miroir clair de l’objet, en sorte qu’il semble que l’objet soit seul là sans personne pour le percevoir…

  1. Le Monde comme représentation et comme volonté, 3e édit., I » p. 231 et 210.