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vingt-cinq ans sonnés qui ne s’effraie guère de la quarantaine, si seulement elle est portée par une maréchale de Villars. Du moins l’incomparable Emilie n’avait-elle guère que vingt-huit ans quand ils nouèrent cette liaison célèbre. On connaît le portrait que nous a laissé d’elle Mme du Deffand : « grande et sèche, le visage aigu, le nez pointu, de petits yeux vert de mer, la bouche plate, les dents clair-semées et extrêmement gâtées. » Mais enfin, elle avait été jadis aimée des Guébriant et des Richelieu, c’en fut assez pour le grand homme dont on a pu dire « qu’il eût donné tout son génie pour avoir de la naissance. » Car peut-être le fils d’Arouet par désœuvrement et comme par oubli de grand seigneur qui se commet avec de « petites espèces, » eût-il aimé, mais à coup sûr il n’eût pas épousé cette Nanette, « pie-grièche et harengère, » qu’épousa Pantophile Diderot, encore moins cette malheureuse fille d’auberge qui fut la Thérèse de Jean-Jacques. Eût-il seulement repoussé, comme le fit Protagoras d’Alembert, l’insigne honneur d’être avoué publiquement le bâtard d’une chanoinesse de Tencin ?

Cependant il approchait de la quarantaine. Il était riche, mais, malgré tous ses efforts et déjà beaucoup de bassesses, mal en cour ; illustre, mais encore discuté, mais encore balancé même sur la scène française par Crébillon, par Marivaux ; fort répandu dans le plus grand monde, mais jugé sévèrement et parfois cavalièrement traité. C’est alors que, « las de la vie oisive et turbulente de Paris, de la foule des petits-maîtres, des cabales des gens de lettres, des bassesses et du brigandage des misérables qui déshonoraient la littérature, » — lisez : des auteurs de la foire qui parodiaient ses pièces et qu’on laissait faire, ou des feuillistes qui critiquaient ses vers et qu’on laissait dire, — il prit la résolution « d’aller passer plusieurs années à la campagne pour y cultiver son esprit loin du tumulte du monde. » Qu’il y eût quelque dépit et presque du découragement dans cette résolution, c’est ce que prouve sa correspondance. « Il vient un temps, écrit-il à Mlle Quinault, il vient un temps, aimable Thalie, où le goût du repos et le charme d’une vie retirée l’emportent sur tout le reste… Il faut une ivresse d’amour-propre et d’enthousiasme. C’est un vin que j’ai cuvé et que je n’ai plus envie de boire. » Mais il s’y mêlait plus de calcul encore que de dépit sincère et moins d’amour certainement pour Emilie que de politique. Voltaire savait le monde, il connaissait la vie, il avait une expérience déjà longue de la société de son temps et de son pays, il se flatta que l’éloignement lui rendrait en considération tout ce qu’il sacrifiait de popularité banale, et c’est pourquoi, « n’ayant besoin ni pour sa fortune, qui était faite, de cultiver ses protecteurs, ni de solliciter des places, qu’on lui refusait, ni de négocier avec des