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Louis XV payait les vers du premier poète de son temps. Le Poème de Fontenoy ne vaut rien, la charge de gentilhomme ordinaire ne valait pas moins de soixante mille livres du temps, et nous savons qu’indépendamment de tant de menus suffrages attachés par l’étiquette et les mœurs à toute charge de cour, Voltaire ne méprisait pas l’argent. Aussi bien il était là dans son élément naturel ; c’était avec délices qu’il respirait cet air de cour, ne souffrant que de ne pouvoir gagner les sympathies de Louis XV, et ce ne fut pas sans un déchirement de cœur qu’il dut renoncer à faire sa partie dans le concert de louanges qui s’élevait encore, à ce moment du siècle, sur les pas du Bien Aimé. Le charme avait été si puissant, la séduction si enivrante, qu’en quittant la cour de Versailles et de Fontainebleau ce fut à la petite cour de Sceaux qu’il alla chercher asile, chez la duchesse du Maine, de la cour de Sceaux à la cour de Nancy, chez le bon roi Stanislas, de la cour enfin de Stanislas, quand il eut perdu Mme du Châtelet, à la cour de Berlin.

Déjà, depuis dix ans, pour attirer Voltaire dans cette caserne enchantée de Potsdam, Frédéric n’avait rien négligé, pas même les moyens déshonnêtes, comme d’inventer en soupant quelque noirceur capable d’interdire à Voltaire tout espoir de retour à Paris et de séjour en France, comme de faire courir copie de ces lettres où le poète, avec l’imprudence ordinaire d’un diseur de bons mots, mettait à sa plume la bride sur le cou. Deux fois Voltaire avait failli céder aux instances du roi bel esprit, mais deux fois l’affection, l’habitude, avaient triomphé de la vanité, deux fois il avait sacrifié Frédéric à Mme du Châtelet, le roi philosophe au « grand homme en jupons. » Même après la mort de la marquise, il hésita quelque temps encore, et sans doute il restait Français, s’il n’eût pas perdu dans la même année 1750 les bonnes grâces de Marie Leczinska, reine de France, pour avoir loué sans mesure Mme de Pompadour, et la faveur de Mme de Pompadour pour ne l’avoir pas louée d’un air assez respectueux. Il partit donc, et le 10 juillet 1750 il arrivait à Potsdam, où Frédéric le logeait dans le même appartement qu’avait occupé l’année précédente le maréchal de Saxe. « Astolphe ne fut pas mieux reçu dans le palais d’Alcine. »

Il serait facile aujourd’hui d’incriminer les relations de Voltaire et de Frédéric. Dépouiller phrase par phrase leur longue correspondance, relever impitoyablement, à cent ans de distance, avec un soin jaloux, tant d’expressions qui blessent l’amour-propre national même le moins susceptible, exploiter contre Voltaire l’irritation de nos récens et douloureux souvenirs, la besogne serait aisée, mais la tactique peu généreuse et l’accusation déloyale. On aimerait à coup sûr, pour la dignité même de Voltaire et son