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je vois une douzaine d’hommes chez la nation qui, sans s’élever sur la pointe du pied, le passeront toujours de toute la tête. Cet homme n’est que le second dans tous les genres. » Nul en effet ne s’y trompait alors, et pour atteindre ce premier rang qu’on lui disputait, pour devenir le chef des encyclopédistes, pour amener Diderot, D’Alembert et tous les garçons de la boutique encyclopédique à n’être plus, selon le mot de Mme du Deffand, que « la livrée de Voltaire, » il y fallut toute son incomparable adresse à flatter les amours-propres, toute son habileté souveraine à prendre le vent de l’opinion, cet art enfin de faire profit de tout et d’intéresser à la fois à sa gloire Frédéric et Marie-Thérèse, Catherine et Stanislas Poniatowski, Choiseul et la Du Barry, Diderot et Richelieu, D’Alembert et Mme du Deffand, Turgot et Necker, Beaumarchais et le président Maupeou, cette aristocratie qu’il choyait et cette « canaille » qu’il méprisait. Et ce fut pourquoi, après avoir changé plusieurs fois de résidence, il vint fixer enfin son séjour ou plutôt sa cour à Ferney : loin de Paris, pour ne pas laisser prendre aux envieux la mesure de sa grandeur, en territoire étranger, pour dérober sa grosse fortune et sa prudente personne à la responsabilité de ses actes.


III

Depuis que Voltaire avait quitté la France, dans le court espace de quelques années, le siècle, comme un décor de théâtre, avait tourné brusquement sur lui-même. Les sourdes hostilités religieuses qui, dans les derniers jours du siècle de Louis XIV et sous la régence elle-même, avaient à peine dépassé les bornes du sanctuaire, avaient gagné tout un peuple et commençaient maintenant d’éclater en guerre ouverte. Au carnaval de 1756, le divertissement à la mode était de se déguiser en évêque, en moine, en religieuse. Déjà même l’agitation menaçait de devenir politique, « le fanatisme, selon le mot de Barbier, était général dans Paris contre l’autorité souveraine, » et l’idée de résistance armée, de révolte, de révolution devenait populaire. « Le peuple dans les halles commençait à parler de lois fondamentales et d’intérêts nationaux[1], » et les esprits clairvoyans, dans ces signes avant-coureurs de quelque catastrophe, avaient peine à reconnaître les marques promises de l’avènement du siècle de la philosophie. Les écrivains, avec autant d’habileté que d’empressement, saisirent l’occasion qui leur était offerte, et se précipitèrent, tête baissée, dans la lutte. Ce fut Diderot qui donna le signal, en mettant sur chantier cette

  1. Voyez le livre curieux de M. Rocquain : l’Esprit révolutionnaire avant la révolution. Paris, 1878.