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connaît les auteurs, quand ils mettent eux-mêmes leur nom à la tête d’une brochure, j’ose croire qu’il est permis de vous en demander la suppression. » Sans doute il s’agit de quelque injure grave, quelqu’un de ces outrages que l’irritable vieillard prodigue lui-même si libéralement à ses ennemis, à ses adversaires, à ses contradicteurs ? Point, mais un nommé Clément a prétendu que Voltaire était le neveu du pâtissier Mignot ; il a même osé prétendre que l’abbé Mignot, conseiller de grand’chambre au parlement Maupeou, neveu de Voltaire, était le petit-fils de ce même pâtissier, et voilà le parlement intéressé à venger l’amour-propre généalogique des Arouet et des Mignot. Car toutes les fois qu’il peut employer contre ses ennemis une arme plus brutale ou plus dangereuse que le sarcasme et le rire, Voltaire n’a garde d’y manquer. Il était bien jeune encore qu’insulté par le comédien Poisson au foyer de la Comédie-Française et refusant une réparation qu’on lui offrait par les armes, il se servait de son crédit naissant pour faire emprisonner son adversaire, « un homme de sa considération ne se battant pas contre un comédien. » Fidèle à cette sage tactique, il commençait en toute circonstance par faire appel au bras séculier. C’est Fréron qu’il essaie de faire jeter au For-l’Évêque ou dont il fait interdire les feuilles, c’est La Beaumelle dont il dénonce au prince de Condé « le livre abominable » en suppliant son altesse sérénissime de dire un mot à M. de Saint-Florentin pour « qu’on prévienne une nouvelle édition du volume où ce coquin « ose outrager le prince, » C’est De Brosses qu’il empêche d’arriver à l’Académie française en envoyant à D’Alembert une déclaration par laquelle il renomme au titre d’académicien si on lui donne le président pour confrère. C’est Rousseau qu’il dénonce en ces termes à l’insolence de -quelque bretteur : « Vous auriez dû ne pas dire que la noblesse d’Angleterre est la plus brave de l’Europe. Un gentilhomme tel que vous doit sentir que c’est là un point délicat. Vous savez que le roi a plus de noblesse dans ses armées que l’Angleterre n’a de soldats en Allemagne : je serais fâché qu’il se trouvât quelque garde de sa majesté qui prît vos expressions à la lettre. » Ne parvint-il pas dans ses derniers jours à faire composer le département de la librairie de censeurs « qui n’auraient pas voulu approuver une critique littéraire de M. de Voltaire, disant qu’on ne devait la regarder que comme un libelle diffamatoire parce qu’elle ne pouvait être que l’ouvrage de la passion ? » Telle était la liberté selon le vœu de Voltaire, telle était sa haine de toute contrainte et de tout despotisme. Nul ne fut d’humeur plus tyrannique parce que nul ne fut plus aristocrate, aristocrate dès le berceau, aristocrate jusqu’à la mort, aristocrate depuis les pieds jusqu’à la tête.