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répondit « que ces propos impies étaient en récitant des vers qu’il avait pu retenir de la Pucelle d’Orléans, livre attribué au sieur de Voltaire, et de l’Épitre à Uranie, ne croyant pas que cela pût tirer en conséquence. » Voltaire prend peur. « Etes-vous homme à vous informer, écrit-il à D’Alembert, de ce jeune fou nommé M. de La Barre et de son camarade ? .. On me mande qu’ils ont dit à leur interrogatoire qu’ils avaient été induits à l’acte de folie qu’ils ont commis par la lecture des encyclopédistes… La chose est importante, tâchez d’approfondir un bruit si odieux, si dangereux ; » et le même jour à Damilaville : « On me mande, mon cher frère, une étrange nouvelle. Les deux insensés, dit-on, qui ont profané une église en Picardie ont répondu dans leurs interrogatoires qu’ils avaient puisé leur aversion pour nos saints mystères dans les livres des encyclopédistes et de plusieurs philosophes de nos jours… Ne pourriez-vous remonter à la source d’un bruit si odieux et si ridicule ? » Le bruit grossit et se confirme. Il n’attend pas d’informations nouvelles pour écrire à l’abbé Morellet : « Vous savez que le conseiller Pasquier a dit en plein parlement que les jeunes gens d’Abbeville qu’on a fait mourir avaient puisé leur impiété dans la lecture des ouvrages des philosophes modernes… Y a-t-il jamais rien eu de plus méchant et de plus absurde que d’accuser ainsi ceux qui enseignent la raison et les mœurs d’être les corrupteurs de la jeunesse ? » Puis enfin, quand il apprend qu’on a brûlé le Dictionnaire philosophique sur le bûcher du malheureux enfant, ses terreurs éclatent : « Mon cher frère ; mon cœur est flétri. Je me doutais qu’on attribuerait la plus sotte et la plus effrénée démence à ceux qui ne prêchent que la sagesse et la pureté des mœurs. Je suis tenté d’aller mourir dans une terre où les hommes soient moins injustes. Je me tais, j’ai trop à dire. » En effet, il quitte Ferney pour se rendre aux eaux de Rolle. C’est là seulement qu’il commence à reprendre un peu de courage, quand il a reçu le Mémoire à consulter pour le sieur Moisnel et autres accusés, rédigé par les avocats du barreau de Paris, et qu’il est assuré qu’on peut élever la voix sans rien craindre et flétrir publiquement l’assassinat juridique de La Barre. Il est vrai qu’une fois remis de son épouvante, avec son audace habituelle, il ne manquera pas une occasion de parler des « Busiris en robe » et de ces « barbaries qui feraient frémir des sauvages ivres. » Il faudra même que ce soit Frédéric, auquel il a recommandé d’Étallonde, qui le rappelle à la modération et qui lui donne une dernière leçon. « Je ne connais point ce Morival dont vous me parlez. Je m’informerai après lui pour savoir de ses nouvelles. Toutefois, quoi qu’il arrive, étant à mon service, il n’aura pas le triste plaisir de se venger de sa patrie. »