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prix à la société des hommes : religion, autorité, respect ; Voltaire, sauf deux ou trois fois peut-être, n’est intervenu que dans sa propre cause et n’a bataillé soixante ans que dans l’intérêt de sa fortune, de son succès et de sa réputation. Et le prêtre du XVIIe siècle a vu plus loin et plus juste que le pamphlétaire du XVIIIe, car, ayant traversé comme les autres les angoisses du doute et sué, dans le secret de ses méditations, l’agonie du désespoir, il a compris que, toutes choses qui tiennent de l’homme étant imparfaites, c’était trahir la cause elle-même de l’humanité que de dénoncer au sarcasme, au mépris, à l’exécration les maux dont on n’avait pas le remède. Aussi le premier, quand il a vu la mort approcher, a-t-il pu s’endormir dans la paix d’une haute et loyale conscience ; le second, de son vivant même, a pressenti l’heure où ses disciples se retourneraient contre lui.

Au foyer de la Comédie-Française, on voit une admirable statue de Voltaire. C’est le Voltaire de Ferney, chargé d’années, exténué par l’âge, amaigri, mais éternellement jeune par la flamme du regard et la vie du sourire. Tout son corps se porte en avant et semble provoquer la lutte. On dirait que le sculpteur l’a surpris dans son attitude familière, au moment où le « bon Suisse » va lancer contre un adversaire qu’on devine quelqu’une de ces plaisanteries mortelles qui clouent à terre un ennemi. Ses mains mêmes, longues et maigres, crispées sur les bras du fauteuil, ne semblent attendre qu’un signal pour soulever et lancer tout le corps d’une seule détente. C’est bien là le vrai Voltaire, imparfaite, ébauche de sa personne peut-être, mais portrait vivant et parlant de ses œuvres. Allez voir maintenant au Louvre le portrait de Bossuet par Rigaud. Le prélat est en pied, vêtu des ornemens sacerdotaux. Le visage est plein, les lignes en sont fermes et nettes, dans les yeux et sur les lèvres un léger sourire dont la sérénité, dont la douceur étonnent. On se figurait un Bossuet plus sévère. L’attitude est d’un corps tout entier rejeté en arrière, prêt à la lutte aussi, mais à cette lutte qu’on attend de pied ferme, non pas à cette lutte qu’on provoque et qu’on défie. C’est le calme de la force qui s’est éprouvée par l’expérience et la sérénité d’une inébranlable conviction contre laquelle rien d’humain ne saurait prévaloir.

Considérez-les lentement, attentivement, ce portrait et cette statue : ce ne sont pas seulement deux hommes, ce sont deux siècles de notre histoire, ce sont deux formes du génie français, ce sont aussi, grâce à la haute signification des modèles, dans le marbre de Houdon et sur la toile de Rigaud, deux faces de l’esprit humain que l’art a fixées pour jamais.


FERDINAND BRUNETIERE.