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en affectant des attitudes sculpturales, vous diriez qu’il pose pour le photographe. Est-ce à croire que le talent et la simplicité ne sauraient aller ensemble côte à côte ? M. Lassalle a la plus belle voix du monde, de l’accent et du pathétique, et, s’il voulait seulement se modérer, aucun suffrage ne lui manquerait.

Mais que cette musique est donc belle, et quel souffle prodigieux y circule ! Dire que c’est fait de génie ne suffit pas ; il y a plus que des idées et de la science, plus que de l’inspiration, il y a là une âme, une grande âme toute vibrante et résonnante d’humanité. Et si Beethoven eût assez vécu pour pouvoir entendre Guillaume-Tell, il n’aurait certes pas une seconde fois décliné l’honneur de recevoir la visite de Rossini. On ne se rend point assez compte, selon moi, du singulier mérite de cette partition, qui n’est point simplement une œuvre d’art souveraine et qu’il faut envisager du point de vue moral pour en mesurer la vraie grandeur. Que nous montre en effet ce Guillaume-Tell sinon les plus nobles, les plus augustes sentimens dont le cœur humain puisse être animé ? Que nous chante cette musique ? La liberté. Quel idéal glorifie-t-elle ? La patrie, la famille ; les devoirs du citoyen envers son pays, du fils envers son père, occupent le devant de la scène, et l’amour égoïste, l’amour-passion, thème ordinaire de tous les opéras, ne figure qu’au second plan, et presque à l’état d’épisode. Loin de nous la pensée de renier aucun de nos dieux et de brûler jamais ce que nous avons adoré, mais comment ne pas élever au-dessus des autres (de tous les autres du moins parmi les modernes) un chef-d’œuvre qui d’ailleurs, classique et musicalement hors de concours, à tant d’autres qualités rayonnantes a su joindre la splendeur divine du beau moral ? Et l’auteur de cette page immortelle, le confesseur de cet acte de foi patriotique et filial était, à ce qu’on se plaît à nous raconter, le plus sceptique des hommes ! Sceptique, entendons-nous, quand il avait affaire à des indifférens, à des oisifs qui se permettaient de le questionner et qu’il bernait la plupart du temps de son plus bel esprit. D’ailleurs ce scepticisme, quel qu’il soit, ne devait pas survivre à la période du « Cygne de Pesaro, » de cette espèce d’Apollon-Turlupin si effrontément inventé par Stendhal. En mettant le pied sur le sol parisien, Rossini tout entier se transforma, un idéal plus sérieux pénétra l’homme et l’artiste, et pour la première fois peut-être le musicien frivole et dissipé des congrès eut le sentiment de ce qui se passait dans son propre pays. Qu’on songe à ce débordement de vie nationale dont Paris offrait alors le spectacle, à tous ces fermons volcaniques saturant l’atmosphère des boulevards à la veille de la révolution de juillet, et qu’on se représente l’état de crise et de rénovation qu’un tel milieu devait produire chez un étranger de ce tempérament, de ce génie qui venait de promener sa jeunesse à travers tous les marais stagnans de la vieille Europe réactionnaire. Guillaume-Tell fut le réveil de l’Italien, du patriote.