Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Charles Bocher avait raison d’éprouver cette fraternelle confiance ; il savait bien qu’à cet appel secret de sa pensée Paul de Molènes, si Dieu lui prêtait vie, répondrait en maître. Assurément, le poétique auteur des Soirées du Bordj n’aurait pas su écrire une histoire technique de la guerre de Crimée comme celle que vient de nous donner M. Camille Rousset. Il a dit lui-même avec autant de fierté que de modestie, après une vive peinture de la journée de l’Alma : « L’armée française bivouaqua plusieurs jours sur le champ de bataille. Aurait-on pu poursuivre les Russes et entrer avec eux dans Sébastopol ? C’est heureusement ce dont je n’ai point à m’occuper ici. Je raconte la guerre comme je l’ai vue, comme je l’ai faite, dans le rang où le sort m’a placé. » Voilà ce qui assure l’intérêt durable de ces tableaux. Qui donc pourrait lire sans émotion dans les souvenirs de Paul de Molènes les dernières heures du maréchal Saint-Arnaud, la mort du général Bizot, les funérailles de lord Raglan, et tant de scènes touchantes et simples ou se dessine au milieu de la tempête de feu la martiale figure d’un Canrobert ? Pour moi, à tous ceux qui interrogeront l’histoire si instructive de M. Camille Rousset, s’ils ne sont pas exclusivement des hommes du métier, je conseillerai toujours de compléter le solide récit du narrateur militaire par ces pages si nobles, si humaines, si profondément poétiques que Paul de Molènes a intitulées Commentaires d’un soldat[1].

Je suis obligé de dire aussi que les conclusions de M. Camille Rousset prêtent à plus d’une objection. Au point de vue de la vérité comme au point de vue de l’art, on aimerait que cette exposition magistrale de la guerre de Crimée se terminât d’une façon plus large. Le dernier mot du livre aurait pu convenir au va-et-vient de la polémique quotidienne ; à distance, et quand on considère l’ensemble des choses, cela semble un peu mince. A propos de cette prépondérance inattendue acquise à l’empereur Napoléon III par la défaite de la Russie, M. Camille Rousset écrit ces paroles : « L’empereur, il est vrai, a tenu dans ses mains les fils de la politique européenne, mais ce sont d’autres qui les ont fait le plus souvent mouvoir. » Et selon lui, l’homme habile, l’homme heureux, qui à la fin de la guerre de Crimée faisait mouvoir ces fils s’appelait le comte de Cavour ! Je ne croîs pas du tout, pour ma part, que l’histoire justifie cette manière de voir. Sachons ce qu’était Cavour à cette date et gardons-nous de confondre les périodes. M. Charles de Mazade a parfaitement distingué toutes ces nuances, il suffit de

  1. Voyez les trois études parues sous ce titre dans la Revue des 15 janvier, 1er et 15 février 1860.