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LA BANQUE DE FRANCE SOUS LA COMMUNE.

Vous avez l’air d’un bon enfant, vous ; allons boire un bock ! — Puis il mit crânement son képi sur le coin de l’oreille, prit le bras de M. Mignot, et alla s’installer devant un café du boulevard des Italiens. Il était expansif et disait avec bonhomie : — Il ne faut pas en vouloir à mes caïmans s’ils vous ont empoigné ; il y a à Paris un tas de mouchards expédiés par Versailles, qui voudrait bien faire un coup et s’emparer de la place Vendôme par surprise ; mais nous avons l’œil et nous coffrons tous les suspects. Versailles est perdu : je sais cela, moi, je suis aux premières loges ; je suis chef des équipages de la flotte, et mes petits marins tapent si dru sur les Versaillais que les lignards n’en veulent plus. Vous verrez comme cela marchera bien quand nous aurons administré à l’armée du petit père Thiers une brossée définitive. Sans le 18 mars, qu’est-ce que je serais ? rien du tout ; la commune se connaît en hommes, elle m’a mis à ma place. Mon père était huissier chez le garde des sceaux, il annonçait les visites ; ce n’est pas une position, ça ; il a obéi toute sa vie, moi je commande, c’était mon tour ; c’est difficile, il faut de la tenue avec les soldats, j’en ai, et je vous réponds que l’on ne bronche pas. — Lorsque l’heure de se quitter fut venue, M. Mignot porta la main à sa poche. L’officier comprit le geste : — Du tout ! je vous ai invité, c’est moi qui régale ; je n’ai pas comme vous les caves de la Banque à ma disposition, mais la bourse est rondelette, et il tira un porte-monnaie gonflé de pièces d’or. Ce « chef des équipages de la flotte » n’était autre que le trésorier-payeur des marins de la garde nationale, Peuchot, dont j’ai déjà parlé, et qui volait si scandaleusement que la commune elle-même fut obligée de lui faire rendre gorge[1] !


XI. — LA JOURNÉE DU 12 MAI.

Les millions que le gouverneur de la Banque, M. Rouland, avait prêtés au gouvernement de Versailles n’étaient point demeurés stériles ; on les avait utilisés. Une forte armée avait été réunie, rapidement équipée, et gagnait chaque jour un terrain que les fédérés ne lui disputaient plus que mollement. Le 10 mai, la formidable ligne d’attaque de Montretout, commandée par le capitaine de vaisseau Ribourt, avait démasqué son feu et pulvérisait les remparts ; le drapeau tricolore flottait sur le fort d’Issy, abandonné par les insurgés. L’heure de la débâcle allait bientôt sonner. Les simples soldats de la fédération pouvaient en douter et croire encore aux belles promesses qu’on ne leur ménageait pas ; leur incurable crédulité acceptait en pâture toutes les fables dont on les nourrissait ;

  1. Voyez, dans la Revue du 1er et du 15 mars 1878, le Ministère de la marine pendant la commune.