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concevoir quelques hésitations. Ce n’eût rien été cependant si les meneurs de cette campagne n’avaient reçu le renfort tout à fait inespéré de quelques personnes pieuses, qui, enflammées d’un zèle chrétien pour le salut de ces créatures égarées, mais se trompant, dans ma conviction, sur les moyens de leur venir en aide, ont contracté une alliance involontaire avec les coryphées de la libre pensée pour obtenir le rappel des dispositions qui régissent en France la prostitution. Déjà il y a quelques années, devant une croisade entreprise par la Ladies Association, l’Angleterre a dû s’arrêter dans la voie où elle était entrée, et le parlement anglais a reculé, au grand regret de tous les hommes pratiques, devant l’extension à la ville de Londres des Sanitary Acts qui régissent les villes de garnison. L’association s’est étendue sur le continent. Elle a tenu un congrès à Genève ; elle a même fondé un journal qui rassemble sans les contrôler tous les faits divers relatifs à la police des mœurs, et se fait une arme contre l’existence de cette police des erreurs supposées des agens, avec autant de fondement qu’on se ferait une arme contre l’existence des tribunaux des erreurs des sergens de ville. Grâce à la collection de ces forces si diverses, l’idée de la suppression de la police des mœurs commence à faire quelque chemin, et le camp où elle est accueillie avec le plus de faveur est naturellement celui des intéressées, dont plus d’une, prise en contravention, menace aujourd’hui la police « de lui faire une affaire avec la presse. » Par ce temps de concessions, je ne serais pas étonné d’assister quelque jour au succès de cette croisade, dans laquelle on voit avec regret se dépenser une grande somme d’ardeur, de courage et de charité mal dirigée ; ce résultat ne sera obtenu qu’au grand détriment, non-seulement de la décence extérieure, mais de la moralité véritable. C’est ce que je voudrais démontrer, en laissant de côté toutes les raisons hygiéniques qui militent en faveur du maintien de la police des mœurs, et en me bornant à établir comment la surveillance de la police réprime et prévient, en ce qui concerne principalement les jeunes filles mineures, cette forme spéciale du vagabondage.

On ne saurait imaginer, à moins d’avoir vu les choses par soi-même et de ses yeux, combien est précoce l’instinct qui pousse les jeunes filles à descendre dans la rue. Une mère est appelée un jour à la préfecture de police pour fournir des renseignemens sur sa fille âgée de quinze ans que les agens avaient arrêtée. « Il y a longtemps, répond-elle, qu’elle m’a quittée pour se livrer au vagabondage et aux hommes. » Cette réponse brutale n’exprime qu’un fait très fréquent dans les classes inférieures et que les chiffres vont confirmer ; sur 2,582 femmes arrêtées en 1877 pour la prostitution clandestine, plus de 1,500 étaient mineures ; le plus