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perdue d’essayer de leur arracher une proie. Il en fut promptement convaincu. Nul ne voulait lui répondre, car, à cette heure d’extermination, nul, sans s’exposer à un soupçon de trahison, n’eût osé signer un ordre qui ne fût pas inhumain. Il parvint cependant jusqu’à Delescluze : — Est-ce donc vous qui avez ordonné d’incendier Paris ? — Non, répondit le délégué à la guerre d’une voix à peine distincte, j’ai seulement recommandé de mettre le feu aux maisons qui gêneraient notre défense, ou dont l’incendie pourrait paralyser l’attaque de Versailles. — Lorsque Charles Beslay lui parla de faire évacuer les femmes et les enfans pour les soustraire au danger, Delescluze répondit simplement : — C’est impossible ! — Il avait raison ; une évacuation n’eût été praticable qu’à la faveur d’une suspension d’armes qu’aucun des deux partis en lutte n’aurait consentie.

Pour revenir à la Banque, Beslay passa par la rue de Rivoli ; l’océan de flammes qui voilait l’horizon lui prouva peut-être qu’il ne suffit pas de parapher des décrets et de placarder quelques proclamations pour rendre les hommes heureux et ouvrir l’ère de la fraternité. Il était fort abattu lorsqu’il rentra à la Banque : — Il n’y a rien à espérer, dit-il au marquis de Plœuc, il n’y a plus de gouvernement, plus de commune ; il n’y a plus rien, tout est perdu. — Comme il traversait la petite cour des caisses pour remonter dans son appartement, M. Mignot, lui montrant le ciel en feu, lui dit : — Eh bien ! citoyen Beslay, la voilà, l’œuvre de votre commune ! — Beslay laissa tomber sa tête dans ses mains et s’éloigna sans mot dire ; mais au mouvement de ses épaules, on comprit qu’il sanglotait.

Vers quatre heures moins un quart du matin, des gens du quartier frappèrent violemment à la porte et dirent : — Le feu est à la Banque, à l’angle de la rue Baillif et de la rue Radziwill. On courut, on grimpa sur les toits, on regarda ; c’était une fausse alerte, mais le Palais-Royal était en flammes, et les gerbes d’étincelles qui s’en échappaient avaient fait croire à des habitans de la place des Victoires que la Banque commençait à brûler. Les fédérés, que commandait le colonel Boursier, marchand de vin de profession, n’avaient pas voulu, en effet, quitter le, Palais-Royal, « laissé en l’air » par l’abandon de la place Vendôme, sans l’incendier, et ils y avaient mis le feu avec beaucoup de méthode. Un premier ordre de détruire le palais fut expédié par le comité de salut public vers dix heures du soir, un second fut transmis à onze heures ; celui-ci était signé E. Eudes et ainsi conçu : « Incendiez et repliez-vous sur l’Hôtel de Ville ; en cas de refus, faites passer par les armes les officiers. » — On a dit que cet ordre avait été apporté par Lullier ; cet alcoolique était, dans ses fréquens accès de folie furieuse,