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Carnot, dont je devine ici le gémissement, comment ne pas reconnaître qu’il éclate tout entier en ces dernières paroles : « La république alors n’était presque plus que dans nos armées. C’est dans les camps que s’était réfugiée l’humanité. Les défenseurs de la patrie, en couvrant la France de leurs lauriers, dérobèrent pour ainsi dire aux regards les crimes qui l’avaient inondée. » Qu’en pensez-vous ? N’est-ce pas là le vrai Carnot ? Oui, voilà bien l’œuvre qui rachète tant de signatures aveugles, la grande œuvre, il l’espère bien, qui doit le justifier et l’absoudre.

Eh bien ! cet homme que torturent de tragiques remords, cet homme qui se détourne des jacobins avec dégoût, qui s’allie aux modérés, aux constitutionnels, et qu’on a pu soupçonner de sentimens royalistes, tant il s’appliquait à prévenir le retour de la politique révolutionnaire, — il éprouve les mêmes scrupules que Treilhard. Sollicité par les constitutionnels, par ceux qui voudraient un retour à 89, les mêmes appréhensions l’arrêtent, et notez que son attitude est encore plus significative. Treilhard est en faveur auprès de la majorité des conseils, et le temps n’est pas loin où il sera nommé membre du directoire. ; Carnot est bien directeur à cette date, mais il peut prévoir le jour où il sera chassé du directoire, lorsqu’un de ses collègues lui jette à la face cette ignoble invective : « Infâme brigand, il n’y a pas un pou de ton corps qui ne soit en droit de te cracher au visage. » Même dans un temps si riche en grossièretés révoltantes, Barras était seul capable de tenir un pareil langage ; on reconnaît ici son vocabulaire particulier et sa verve populacière. Pauvre Carnot, hélas ! insulté ainsi en pleine séance du directoire par le plus vil des hommes, pressé par sa conscience de se réunir aux modérés, sollicité par des législateurs dont il apprécie les principes républicains et l’attachement à la constitution, il ne peut se décider à saisir la main qu’on lui offre. Qu’est-ce donc qui l’empêche ? La même raison que Treilhard. Sous cette politique loyale, il aperçoit un mouvement d’idées qui, à l’insu des chefs et contre leur gré, ramènera forcément une monarchie. Aussi répond-il à ses amis, à ceux qui voudraient He venger de Barras et l’arracher pour toujours aux influences de 93 : « J’aurais dans ma poche une grâce bien cimentée de la parole royale que je n’y aurais pas de confiance. »

Dira-t-on que chez Carnot, comme chez Treilhard, comme chez tant d’autres, le souvenir du passé suffisait à expliquer cette défiance ? Oui, sans doute, il est impossible de nier ces terribles attaches. Mais il y avait aussi ce besoin d’oubli, de concorde, d’apaisement, cette réclamation et cette nécessité d’une amnistie universelle qui se faisait jour de mille façons. La France entière, des premiers rangs aux derniers, du roi Louis XVI au plus pauvre