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l’histoire universelle, — oh ! dites-le-moi, si vous le savez, — où s’est-il élevé un autre autel ? »

Une des choses les plus funestes de ce temps-là, c’est l’antagonisme qui s’établit entre les idées libérales et les idées religieuses. A l’opposition absurde de ces deux mots, religion, liberté, on voit bien que la philosophie politique subit une éclipse profonde. Montesquieu est oublié, Tocqueville n’a pas encore paru. Tocqueville ! Oh ! que nous sommes ici à l’antipode de ses doctrines ! Pendant cette maladie de l’opinion, quiconque n’est pas voltairien, et voltairien au plus petit sens du mot, n’est pas libéral. Je répète, au plus petit sens du mot, car le nom de Voltaire recouvre trente-six âmes, comme l’a dit au XVIIIe siècle un spirituel abbé qui ne croyait pas si bien dire, et parmi ces trente-six âmes il en est une très grande, très haute, profondément humaine et religieuse, que le libéralisme de la restauration n’a jamais soupçonnée. Ces demi-libéraux avaient le don de tout rapetisser ; ils s’arrangeaient un Voltaire à leur taille, et faisaient du libéralisme une coterie.

Qu’ils attaquent le clergé, puisque le clergé les attaque, qu’ils rendent coup pour coup à M. de Lamennais et protestent avec vigueur contre la démence d’une prédication théocratique au XIXe siècle, c’est leur droit, c’est leur devoir ; mais pourquoi confondre tel homme, ou telle partie du clergé, ou même la totalité du clergé, si le clergé tout entier, par impossible[1], soutient de pareilles erreurs, — pourquoi, dis-je, confondre le clergé d’une époque avec l’esprit de la religion ? Quelle force le libéralisme se serait assurée en prouvant que ces prétentions théocratiques sont contraires à l’évangile, que ces revendications de l’ancien régime au nom du christianisme sont des mensonges, et que les libéraux, dans le sens le plus élevé comme le plus large de ce noble terme, sont plus rapprochés que leurs adversaires de l’idéal chrétien ! Voilà ce qu’il fallait dire, mais, pour le dire, il fallait le penser, et comment

  1. Est-il besoin de faire remarquer ici qu’il s’agit d’une hypothèse exigée par le raisonnement ? Bien des membres du clergé, à des points de vue divers, ont repoussé dès ce temps-là les doctrines antichrétiennes que le génie violent de Lamennais avait imposées à une trop grande partie de l’église. Je citerai entre autres M. l’abbé Flottes, qui, en 1823, dans une savante étude intitulée : Errata du troisième volume de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, commençait une série de discussions destinées à battre en brèche le système théocratique de Lamennais. M. l’abbé Flottes était à la fois un théologien gallican et un esprit philosophique de premier ordre ; c’est lui qui a été le premier maître de philosophie de notre illustre ami Emile Saisset. Si M. Thureau-Dangin avait connu ce curieux épisode, certainement il ne l’eût pas laissé dans l’ombre. En revanche, nous lui devons une indication très précieuse, celle de la résistance qu’un sage vieillard de la compagnie de Jésus opposait si nettement en 1825 à la théocratie lamennaisienne. Chose étrange ! ce vieux jésuite, le père Rozaven, parlait alors comme le théologien gallican, M. l’abbé Flottes, et comme le philosophe libéral, M. Royer-Collard.