Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/396

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profit[1]. Ces prérogatives étaient de deux sortes : les principaux fonctionnaires et juges locaux étaient à la nomination de la noblesse, et si les gouverneurs de province n’étaient pas désignés par elle, ils étaient placés sous son contrôle. Administration proprement dite, justice, police, finances, tout ce qui touchait les intérêts du district ou de la province était par la loi livré à l’ingérence de la noblesse[2]. C’était à elle de surveiller les actes des représentans du pouvoir, à elle de vérifier l’emploi des revenus de la province ; tous les fonctionnaires semblaient plus ou moins dans sa dépendance, elle nommait les uns, elle contrôlait les autres. Les habitudes de concussion et l’apathie intellectuelle des campagnes, le manque de cohésion et le manque d’esprit public de la classe investie de telles prérogatives, expliquent seuls comment la noblesse russe a pu demeurer trois quarts de siècle en possession de pareils droits sans aucun profit pour elle-même et pour le pays, sans aucun dommage pour la bureaucratie et la centralisation.

Ces droits si étendus, la noblesse ne les exerçait guère que pour la forme ; elle nommait les ispravniks, elle nommait les juges locaux ; mais elle ne gardait aucune autorité sur ses élus, qui restaient les employés de l’état et non les siens. Grâce à la débilité native de la classe qui en était chargée, la faculté de contrôle, inscrite dans la législation depuis Catherine II, était demeurée une pure fiction ; personne, fonctionnaire ou administré, ne se fût avisé de la prendre au sérieux. La noblesse se réunissait en assemblée périodique et solennelle ; elle élisait son bureau, elle choisissait des commissions pour recevoir les comptes du gouverneur, mais elle ne faisait entendre ni un mot de blâme, ni une parole d’indiscrète curiosité ; elle accomplissait avec savoir-vivre une sorte de formalité officielle, pour se séparer après des réceptions plus ou moins brillantes et des dîners plus ou moins nombreux, sans que ses séances aient inquiété ou rassuré personne.

C’était dans des assemblées réunies tous les trois ans que la noblesse de chaque gouvernement exerçait les importantes et illusoires prérogatives qu’elle tenait de la sagesse de Catherine II et du bon plaisir des successeurs de Catherine. Ces assemblées de la noblesse existent toujours et continuent à tenir des sessions régulières, bien

  1. Voyez notre étude sur la Noblesse russe dans la Revue du 15 mai 1876.
  2. La noblesse russe nommait ainsi l’ispravnik ou chef de police du district, le président et deux assesseurs des tribunaux criminels et civils, l’inspecteur des magasins de blé, le curateur des établissemens d’instruction, etc. Ces nominations devaient, il est vrai, être confirmées, les unes par le souverain, les autres par le gouverneur de la province. Sur ces anciennes prérogatives de la noblesse, le lecteur français peut consulter Schédo-Ferroti (baron Firks), Études sur l’avenir de la Russie : la Noblesse, et aussi Schnitzler, l’Empire des tsars, t. III.