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et les aptitudes. La distribution aristocratique par voie de privilèges est artificielle et fausse, la distribution démocratique par voie de liberté est naturelle et vraie ; nos modernes aristocrates s’appuient sur un principe mystique et sacerdotal, celui de la « hiérarchie ; » l’école démocratique y substitue le seul principe scientifique et vraiment humain, celui que les économistes appellent la division du travail. Les frères sont égaux dans la maison, en partagent-ils moins entre eux les travaux nécessaires ? — Quant à la variété des conditions, elle n’a rien non plus d’incompatible avec l’identité des droits. Autre en effet est le droit, autre est l’usage ; de ce que nous avons les mêmes droits sur ce qui nous appartient, il n’en résulte pas que nous saurons en user de la même manière, ni que nous serons également servis par les circonstances. M. Renan pousse gratuitement la thèse démocratique à l’extrême en la faisant consister dans le nivellement de toutes les conditions sociales. « La bourgeoisie française, dit-il, s’est fait illusion en croyant, par son système de concours, d’écoles spéciales et d’avancement régulier, fonder une société juste : le peuple lui démontrera facilement que l’enfant pauvre est exclu de ces concours, et lui soutiendra que la justice ne sera complète que quand tous les Français seront placés en naissant dans des conditions identiques. » Le peuple n’a pas tout à fait tort de concevoir cet idéal, auquel tend effectivement le progrès de la société ; son seul tort serait de croire que la loi puisse le réaliser tout d’un coup et par voie d’autorité. Il ne dépend pas des lois que tous les hommes aient les mêmes ressources matérielles ou morales ; mais il dépend d’elles qu’ils aient tous le droit de mettre leurs ressources en usage ; l’état ne peut « placer tous les Français dans des conditions identiques de fortune, d’intelligence, de moralité ; » mais il peut et doit les placer dans des conditions identiques d’admissibilité aux fonctions, de droits communs et de lois communes : en un mot, il ne doit que l’égalité de justice, mais il la doit tout entière. La société serait-elle donc plus juste si, aux inégalités qui sont le fait de la nature, elle ajoutait encore d’autres inégalités artificielles, comme si, dans une balance où se comparent des objets inégaux, on ajoutait par avance des poids d’un côté et non de l’autre pour fausser la mesure ?

M. Renan reconnaît qu’entre les hommes la « seule distinction juste serait celle du mérite et de la vertu ; » mais il affirme, sans le prouver d’ailleurs, que cette distinction s’établit mieux sous le régime aristocratique que sous le régime démocratique, « dans une société où les rangs sont réglés par la naissance que dans une société où la richesse seule fait l’inégalité. » Nous ne pouvons admettre que les sociétés démocratiques soient celles où la