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indéniable, » en quoi l’égalité des libertés et des droits compromet-elle cette différence de fonctions entre les sexes, là où elle est effectivement indéniable ? D’excellens esprits, tels que Stuart Mill, considèrent les femmes comme destinées à sortir tôt ou tard de tutelle ; pour les droits civils, la thèse nous paraît démontrée ; pour les droits politiques, qui entraînent certaines conditions spéciales d’indépendance et de capacité, elle est actuellement contestable, surtout dans nos sociétés catholiques où la femme est sous la tutelle du prêtre. Sans entrer dans cette question, bornons-nous à rappeler encore que l’égalité des droits n’entraîne nullement comme conséquence dans l’ordre politique la suppression de certaines conditions de capacité. Il n’est pas besoin pour déterminer ces conditions de créer des castes nobiliaires.

Après avoir opposé à l’égalité des droits l’inégalité des fonctions et celle des situations sociales, l’école aristocratique lui oppose celle des intelligences. — Les intelligences ne peuvent être égales, dit-on ; l’égalité démocratique tend cependant à les niveler ; par cela même elle entrave l’essor des esprits supérieurs. — Il est vrai, répondrons-nous, les intelligences ne sont pas égales, mais personne ne peut le savoir qu’à l’essai, et l’essai doit être libre. L’enfant ne porte pas écrit sur son front en venant au monde le degré de capacité qu’il montrera par la suite ; on ne peut prévoir le développement de son intelligence comme on peut prévoir la couleur de ses cheveux ou de ses yeux. Quel jour a-t-on reconnu que M. Renan avait une intelligence supérieure ? Quand il a eu publié ses ouvrages, grâce à l’égalité même des libertés dont jouit la société moderne. Si, sous prétexte que les intelligences ne peuvent être égales ; vous enchaînez les uns pour laisser la liberté aux autres, vous risquez d’enchaîner précisément les capacités supérieures, et c’est vous qui aurez ainsi entravé leur essor. « La jalousie, principe de la démocratie, » dit M. Renan, empêche les grands esprits de s’élever, — comme si les jalousies de toute sorte n’étaient pas encore plus nombreuses et plus à craindre sous un régime de faveur, de privilège et de bon plaisir ! D’ailleurs le véritable esprit d’égalité démocratique provoque la libre émulation plutôt que la jalousie. Ce n’est pas étouffer les supériorités intellectuelles que de leur donner des rivaux : c’est au contraire les forcer à dépasser leurs rivaux et à se surpasser elles-mêmes. De plus, quand l’égalité civile et politique existe dans un pays et supprime entre les hommes les distinctions artificielles, l’émulation se reporte sur les distinctions naturelles de l’ordre intellectuel ou moral : elle s’exerce ainsi par le dedans, non plus par le dehors ; est-ce là un mal ? Si certains peuples démocratiques, comme les Américains, n’ont pas encore vu se produire chez eux l’essor du génie spéculatif,