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créée ; ces privilégiés régneraient par la terreur absolue, puisqu’ils auraient en leur main l’existence de tous ; on peut presque dire qu’ils seraient dieux. » Sans doute, mais les dieux ne sortent pas ainsi soudain tout armés de la tête de l’humanité, et, puisque M. Renan invoque à l’appui de l’oligarchie les lois de la nature, nous lui opposerons ici une des principales lois de l’univers, celle de la continuité, qui régit les découvertes scientifiques autant et plus que tout le reste. Lorsque les cent premiers théorèmes de la géométrie sont découverts, le cent unième arrive nécessairement, et, quand ce n’est pas un savant qui le découvre, c’en est un autre. Si Stephenson n’avait pas inventé la locomotive, un autre l’aurait inventée ; à plus forte raison pour les fusils et les mitrailleuses, dont l’invention, après tout, n’exige pas le génie d’un Newton ou d’un Laplace et ne dépasse pas l’intelligence d’un Napoléon III. On ne peut donc admettre un sorcier assez habile pour inventer tout à coup cette pierre philosophale d’un nouveau genre : une machine capable de pulvériser notre planète. Aussi, tout engin nouveau trouvé par les uns provoque des découvertes semblables ou supérieures par les autres. N’en voyons-nous pas encore un exemple de nos jours ? n’est-on pas obligé de changer sans cesse les armemens pour se mettre au niveau des nouvelles inventions ? N’est-ce pas même une des causes qui tendent à rendre un jour la guerre de plus en plus difficile en la rendant de plus en plus ruineuse ? Les triomphes fondés sur la force actuelle ou sur la science actuelle, choses toujours mobiles, toujours en progrès, seront de plus en plus provisoires. On ne voit donc pas comment les gouvernemens pourraient disposer contre les peuples de secrets scientifiques propres à « terroriser » le monde. Au contraire, les vrais progrès des sciences militaires tendent à armer les nations et les masses.

M. Renan finit du reste par s’adresser à lui-même une objection fort juste. — « Ne pensez-vous pas que le peuple, qui sentira venu, son maître, devinera le danger et se mettra en garde ? » Assurément, répond M. Renan, il y aura peut-être un jour contre la physiologie et la chimie des persécutions auprès desquelles celles de l’inquisition auront été modérées ; la science se réfugiera de nouveau dans les cachettes. « Il pourra venir un temps où un livre de chimie compromettra autant son propriétaire que le faisait un livre d’alchimie au moyen âge[1]. » Mais M. Renan réfute lui-même plus loin cette étrange supposition en remarquant que l’homme un jour ne pourra plus se passer de science. Aujourd’hui la guerre, la mécanique, l’industrie, exigent la science, si bien que même les

  1. Cf. Caliban, p. 48 : « Guerre aux livres ! ce sont les pires ennemis du peuple. Ceux qui les possèdent ont des pouvoirs sur leurs semblables… Cassez-lui aussi ses cornues de verre et tout son outillage. Sans ses livres, il sera comme nous. »