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Dans le livre de M. Renan, l’artifice de l’argumentation consiste à raisonner de l’avenir comme si tous les abus du présent devaient coexister avec les découvertes futures les plus merveilleuses, comme si, par exemple, tous les, maux politiques du temps actuel devaient subsister à côté des miracles scientifiques de l’avenir. Supposez qu’un penseur d’autrefois eût prévu la découverte des locomotives et, ne sachant comment on parviendrait à les diriger, se fût désolé d’avance sur les accidens journaliers qu’elles pourraient produire, sur les hommes qu’elles écraseraient, sur les champs qu’elles ravageraient ; on aurait pu lui répondre que, si les ingénieurs de l’avenir étaient assez habiles pour découvrir une machine aussi puissante, ils auraient sans doute assez d’habileté pour trouver le moyen de la diriger. Il en est de même de la liberté et de l’égalité démocratiques : quelques rails de plus à établir sur les larges voies de la civilisation ne sont pas une invention qui surpasse la capacité de l’intelligence humaine. En tout cas, quelque difficile que soit la question sociale, il est permis de penser qu’elle sera résolue avant le problème de la pulvérisation facultative de notre planète.

Dans le drame philosophique que M. Renan vient d’écrire, après le triomphe de Caliban, qui personnifie le peuple, Ariel, ce génie de l’idéalisme jusqu’alors au service de Prospero et de l’aristocratie, ne veut plus participer à la vie des hommes : « Cette vie est forte, dit-il, mais impure. » Désolé, découragé, il préfère rentrer dans le sein de la nature, s’y dissoudre, s’y perdre : — « Je serai l’azur de la mer, la vie de la plante, le parfum de la fleur, la neige bleue des glaciers. » Mais pourquoi, au lieu de s’abîmer dans la nature aveugle, Ariel ne se répandrait-il pas dans l’humanité entière, se faisant chez les uns simple germe d’intelligence, fleurissant et s’épanouissant dans le génie des autres, mais partout présent et animant tout de sa pure flamme ? Au lieu d’être le serviteur d’un seul homme, — Prospero, — ou d’une seule classe, — les nobles et les savans, — il serait ainsi au service de tous à des degrés divers, dans la mesure où chacun vit d’idéal. Pourquoi enfin, avec le temps, ne transfigurerait-il pas le peuple lui-même, si bien qu’au bout d’un certain nombre de siècles Caliban, prenant conscience de l’esprit qui habite en lui, qui est lui-même, serait devenu Ariel ?

En résumé, dans la question de l’égalité comme dans celle de la liberté nous unissons, le point de vue naturaliste et le point de vue idéaliste. Si l’école aristocratique a raison de soutenir que l’inégalité primitive des hommes est un fait de nature, l’école démocratique a raison de répondre que l’égalité finale est l’idéal de la pensée. Sous l’influence de cette pure idée, type d’action que nous élevons dans notre intelligence au-dessus des forces et des intérêts matériels, les libertés qui allaient entrer en conflit s’arrêtent,