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jusqu’au moment où il est forcé de quitter le corps dont il s’était emparé. Quels cris de triomphe dans la foule quand on l’entend avouer sa défaite ! et avec quelle allégresse on se précipite sur les pas du malheureux qui s’en retourne guéri !

Mais le spectacle le plus extraordinaire et le plus curieux est encore celui qu’offre cette foule accourue de tous les pays pour célébrer la fête de saint Félix. Elle se compose surtout de paysans, c’est-à-dire des derniers qui soient venus au christianisme, de ceux qui s’étaient séparés après tous les autres et avec le plus de regret de la vieille mythologie. Aussi n’étaient-ils encore chrétiens qu’à moitié. Ils gardaient avec obstination beaucoup de pratiques de leur ancien culte, qu’une longue habitude leur avait rendues chères. Ils arrivaient à Nole en famille, avec leurs femmes, leurs enfans et quelquefois leurs bestiaux. Ils continuaient à croire qu’il n’y avait pas de meilleur moyen de se rendre la Divinité favorable que de lui faire des sacrifices sanglans, et ils s’empressaient d’offrir à saint Félix le mouton ou le bœuf qu’ils immolaient autrefois à Jupiter ou à Mars. Comme ils venaient de loin, ils arrivaient le soir et passaient la nuit sans dormir pour se préparer à la fête du lendemain. C’était un souvenir de ces pervigilia ou veillées sacrées qui précédaient les grandes cérémonies païennes ; ces veillées, ils ne les consacraient pas à la prière et au jeûne, comme il eût été convenable de le faire ; ils les passaient en joyeux festins, ce qui était encore une tradition ancienne que l’église avait supportée sans rien dire pendant deux siècles ; elle venait d’y renoncer avec éclat. Saint Ambroise et saint Augustin s’étaient élevés contre cette habitude de célébrer la fête des martyrs par des repas qui souvent dégénéraient en orgies, et leur exemple avait entraîné la plupart des évêques. Saint Paulin se montrait plus accommodant. Il lui répugnait d’être rude à ces simples de cœur, et de contrister ces braves gens qui ne savaient pas mal faire. Quand ils arrivaient exténués de fatigue, transis de froid, mourant de faim, il les laissait se reposer et se réjouir sous les portiques où il leur donnait l’hospitalité. Tandis qu’il jeûnait et priait dans sa cellule avec ses compagnons, il ne se scandalisait pas trop d’entendre leurs chants joyeux et le bruit de leurs verres. Seulement il nous raconte qu’il imagina de faire peindre sur les murs des portiques des histoires tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament, et se félicite beaucoup d’avoir eu cette idée. Il comptait que les paysans, qui n’étaient pas accoutumés à voir d’aussi beaux tableaux[1], les regarderaient avec admiration l’un après l’autre et qu’une partie de la nuit se passerait

  1. Saint Paulin dit positivement que ce n’était pas l’habitude de peindre dans les églises des reproductions d’êtres animés, raro more ; mais cet usage se répandit à cette époque et devint bientôt général.