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révolution qu’il souhaite s’accomplisse aussi vite et aussi facilement qu’il paraît l’espérer. C’est quelque chose sans doute que les grandes responsabilités, mais ce n’est pas assez pour produire de grands peintres. Il faut en plus le concours d’un ciel propice et d’un climat heureux, certaines dispositions natives, l’habitude de transformer sa pensée en image, le besoin de la regarder, de la voir, de la traduire par des lignes, par des accords de tons et de couleurs ; il faut aussi un certain génie national, une société qui n’envisage pas la perfection du confort comme la première condition du bonheur et la richesse comme la plus évidente des supériorités, une société qui respecte les droits et les fantaisies du talent, et qui l’autorise à mépriser les conventions, quelquefois même les convenances. L’Angleterre possède la liberté politique plus que tout autre peuple ; elle ne jouit pas au même degré de la liberté de l’esprit et des mœurs. Nulle part les jugemens du monde ne sont plus redoutés, nulle part l’observation de certains usages, la soumission aux caprices de la mode, ne servent davantage à distinguer le gentleman de l’homme qui ne l’est pas ; nulle part le code des bienséances sociales n’est plus compliqué ni plus minutieux. Tout Anglais qui aspire au respect est tenu de s’y conformer scrupuleusement, et il en résulte que toutes les vies se ressemblent comme toutes les maisons. On prétend qu’un jour un honorable gentleman de Londres, qui pourtant n’était pas distrait, croyant rentrer chez lui, entra par mégarde chez son voisin. Il traversa une antichambre toute pareille à la sienne, il pénétra dans une salle à manger meublée de tout point comme la sienne, il y trouva une table où le couvert était mis, et il crut revoir sa table et son couvert. Heureusement le domestique de son voisin était roux, et il reconnut en le voyant paraître qu’il s’était trompé de porte. Apocryphe ou non, cette histoire est typique. Il est difficile que les peintres aient du style dans un pays où l’on peut entrer chez les autres et se croire chez soi.

Pour être un grand artiste, il faut ne relever que de soi-même, imposer au public ses décisions et ses choix, le convaincre de gré ou de force, et briser son épée plutôt que de la rendre. Nous lisions dernièrement dans une intéressante brochure que Donatello avait quarante ans environ quand la maîtrise de Florence lui commanda un David. Il existait alors dans cette adorable ville un certain Barduccio Chierichoni, dont la calvitie excitait les lazzis du peuple, qui l’avait baptisé du sobriquet de Zuccone. « L’artiste est frappé du parti qu’il peut tirer de ce modèle, dont la figure et l’ensemble correspondent aux proportions de la statue qu’il a conçue. Inspiré de cette foi intime qui caractérise le vrai génie, il n’hésite pas, ce modèle sera le sien. Il le voit ; que lui importe la foule ? Il sent bien