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Allemagne, et qu’il est fort utile à un peintre allemand d’émigrer en Angleterre ? Le talent de M. Herkomer est le résultat d’une greffe heureuse ; cet artiste, qui a deux patries, sent couler dans ses veines deux sèves bien différentes, qui se corrigent l’une l’autre. Comme l’arbre de Virgile, il admire ses rameaux transformés et ses fruits où il ne se reconnaît pas, novas frondes et non sua poma.

Si l’on entend tout simplement par un peintre un homme qui sait peindre, c’est dans la section espagnole qu’on en trouvera le plus. Si la peinture est autre chose que de la littérature à l’huile ou à l’eau, si elle est destinée avant tout à réjouir, à régaler nos yeux, à leur procurer des fêtes, c’est en Espagne qu’il faut l’aller chercher plus qu’ailleurs. Les Espagnols ont reçu du ciel le don de l’éternelle jeunesse, que ni les siècles ni les révolutions ne peuvent leur ôter, et malgré le mal que leur ont fait leurs gouvernans, y compris leurs inquisiteurs, ils ont conservé cette belle gaîté qui est une vertu, car elle leur apprend, comme nous le disait une aimable Madrilène, à supporter tout ce qui n’est pas absolument insupportable. La guerre civile désole les provinces du nord, Madrid s’amuse ; la république fédérale pille et rançonne les provinces du midi, Madrid s’amuse ; Cuba se révolte, Madrid s’amuse encore. L’art de jouir de soi et de la vie est un art péninsulaire, et la péninsule met un peu de sa joie dans sa peinture. Il est vrai que la joie ne suffit pas : l’improbus labor est nécessaire à l’artiste ; mais l’Espagne, qui enfante tant de paresseux, enfante aussi quelques-uns des travailleurs les plus infatigables de la terre ; l’Espagne, qui produit trop de fous, produit aussi des hommes d’un prodigieux bon sens. Elle se pique de prouver que rien ne lui est impossible. N’a-t-elle pas aujourd’hui un premier ministre qui est l’étonnement de toute l’Europe ? Il a réussi à faire durer plus de trois ans un ministère espagnol, et ces trois années lui ont suffi pour refaire un pays qui semblait s’en aller en morceaux.

Tous les genres de peinture sont représentés dans la section espagnole par quelque œuvre importante, et les moins remarquables de ces œuvres ont encore quelque mérite et quelque agrément. C’est un peintre que M. Pradilla, auteur d’un grand tableau où il nous montre Jeanne la Folle contemplant d’un œil égaré le cercueil de son cher et infidèle Philippe le Beau. La scène se passe en plein air, en rase campagne ; à droite de la reine, près d’un brasier, est un groupe de femmes assises à terre, qui, fatiguées par une longue marche, s’endorment à moitié. A gauche, un moine récite des prières ; plus loin stationne le cortège qui a suivi le convoi. On peut reprendre beaucoup de choses dans ce tableau, on peut même en critiquer l’idée maîtresse ; mais l’homme qui a peint ces femmes, ce cercueil, ce brasier allumé et la fumée qui s’en échappe, ces