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et qu’entre rivaux c’est la force seule qui désigne un vainqueur.

Nous croyons pouvoir conclure que certaines émotions appartiennent en propre à notre espèce, et que, même sur ce point, l’évolutionnisme ne réussit pas si facilement à renverser les vieilles barrières qui, aux yeux du sens commun, séparent le règne animal du règne humain. De là, pour nous, une grave présomption contre les tentatives de faire dériver le langage intellectuel de l’expression des émotions. C’est ce nouvel et suprême effort de l’évolutionnisme dont il nous reste à apprécier le succès.


III.

Personne ne songe à nier que parmi les moyens expressifs qui sont à la disposition des animaux comme de l’homme, les plus importans peut-être, et les plus variés, ne soient les cris. Mais entre le cri de la bête et le verbe qui traduit la pensée humaine, quel abîme ! et comment le combler? M. Darwin incline à croire que le chant pourrait bien fournir la transition cherchée.

Il paraîtrait en effet que certains singes peuvent donner une série régulière de notes musicales. Une variété de gibbon, l’hylobates agilis, est, au témoignage de M. Owen, un véritable chanteur; et un naturaliste, cité par M. Darwin, dit, en parlant de sa voix : « Il m’a semblé qu’en montant et en descendant la gamme, les intervalles étaient régulièrement d’un demi-ton, et je suis certain que la note la plus élevée était l’octave exacte de la plus basse. Les notes ont une qualité très musicale, et je ne doute pas qu’un bon violoniste ne puisse reproduire la composition du gibbon, et en donner une idée correcte, sauf en ce qui concerne son intensité. » — Admettons maintenant, comme l’analogie nous y invite, que ce gibbon déploie les richesses de son chant principalement dans la saison des amours : rien n’empêche de croire qu’il en fut de même pour les ancêtres de l’homme ; avant de posséder le langage articulé, ils durent faire usage du chant pour captiver leurs femelles ; il est même permis de conjecturer que les femelles eurent, plus souvent que les mâles, recours à ce moyen de séduction, si l’on en juge parce fait que les femmes ont généralement la voix plus douce et plus musicale que les hommes. Qui peut mesurer aujourd’hui l’intensité des émotions que traduisirent et provoquèrent, en l’absence de tout langage articulé, ces mélodies informes et puissantes de l’humanité primitive? Et si, de nos jours même, la musique est restée la langue la plus naturelle de l’amour, si toute passion violente, échappant en quelque sorte à l’expression glacée de la parole, fait instinctivement explosion dans un chant ; si, par une convenance