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— La conformation de leur organe vocal s’y oppose, dira-t-on ; — soit ; mais n’est-ce pas la preuve que la faculté d’imiter les sons du dehors n’existe pas dans leur esprit ? L’onomatopée n’est déjà plus le cri soudain, irrésistible de l’émotion ; elle est une traduction, par l’intelligence, de quelque chose d’extérieur ; elle est analogue au dessin qui retrace à l’œil le contour des formes ; et il n’y a pas, que nous sachions, d’exemple d’un animal qui ait dessiné sur le sable, avec sa patte ou son bec, l’image, si grossière qu’elle fût, d’un objet. C’est que la reproduction imitative des sons et des formes n’est possible qu’à la suite d’une abstraction, et que la faculté d’abstraire semble bien être le privilége de notre espèce en même temps que la source de tout langage. — Supposons l’homme des époques primitives en lutte avec le plus puissant des carnassiers : tant que dure la bataille, il pousse les cris inarticulés de la terreur et de la rage ; il n’y a rien là que de bestial. Vainqueur, il revient près des siens ; il veut leur raconter le danger qu’il a couru. Comment désigner l’animal dont il a failli être victime ? Bien des traits divers le dépeignent dans son imagination ; il revoit cette tête énorme, ces bonds prodigieux, cette queue qui s’agite furieusement, cette gueule effroyable, toute prête à déchirer ; lisent encore sur lui l’haleine brûlante du monstre, il l’entend rugir. Dans tous ces caractères, il faut qu’il fasse un choix, et, par une abstraction rapide sans doute, mais en définitive volontaire et réfléchie, il met à part le plus expressif, celui qui, l’ayant le plus frappé, doit frapper aussi le plus vivement ceux à qui il s’adresse : le rugissement. Qui ne voit par là que l’onomatopée est déjà un signe intellectuel, un type phonétique abstrait ?

J’en dirai tout autant de l’imitation des mouvemens, si bien décrite par Platon dans le passage mentionné plus haut. Si le son que produit l’émission rapide de l’air par le larynx a primitivement exprimé l’idée d’un objet qui s’écoule rapidement (ῥεω, ῥοὴ), il a fallu d’abord dégager cet attribut de tous ceux qui sont communs à cet objet. L’eau d’une rivière est brillante, froide, sonore, elle étanche la soif, elle engloutit le baigneur imprudent, la barque mal dirigée, etc. ; voilà bien des caractères que le nomenclateur, comme dit Platon, a dû laisser à l’écart pour aller droit au trait essentiel, qui est la rapidité de l’écoulement. La condition d’un tel choix, c’est donc toujours la faculté d’abstraire, de considérer une qualité à l’exclusion des autres.

On peut aller jusqu’à dire que le langage ne nomme pas proprement des choses, mais seulement des qualités. Pourtant les mêmes qualités conviennent souvent à plusieurs choses différentes ; le même signe pourra ainsi servir à désigner plusieurs réalités d’espèces