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POÈTES ET HUMORISTES

NICOLAS LENAU


I.

Un matin de juin, à l’exposition, — dans cette tsârda hongroise si vivante, si originale avec son toit de chaume et ses balcons de bois découpés à jour, — j’écoutais la musique des tsiganes. Les violons disaient avec largeur un chant d’une tristesse pénétrante, la basse grondait, la clarinette lançait des notes aiguës comme des cris sauvages; sur les cordes du tsimbalom, les marteaux, alternant rapidement, produisaient des vibrations pareilles au roulement d’un orage lointain, et le chef d’orchestre, tirant de son instrument des accens âpres, mordans, farouches, — grisé lui-même par sa propre musique, — rythmait des yeux, des bras, de tout le corps le mouvement tantôt caressant et tantôt enragé d’un air de danse nationale. Tout autour, la foule se pressait; des buveurs enthousiastes étaient entassés autour des petites tables de la plate-forme; parfois une bouffée d’air soulevait les stores de toile, un rayon de soleil courait rapidement sur les têtes blondes ou les barbes brunes; des verres pleins de tokay chatoyaient comme de grosses topazes, des éclairs de plaisir illuminaient les yeux, et les auditeurs tressaillaient, secoués jusqu’au fond de leurs centres nerveux par cette musique étrange et passionnée — Tout en écoutant et en regardant, le souvenir du poète autrichien Lenau me revenait en mémoire, et je me récitais tout bas ces vers de son poème de Mischka :


Ah! musique!.. comme le violon de Mischka domine en maître! 

— Tous les cœurs sont pris d’une ivresse harmonieuse, — chaque goutte de vin semble tinter, — chaque regard de femme semble chanter.