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elle est vivante; la rafale, sa fille, l’a violemment secouée de sa torpeur, et brusquement elle bondit hors de son lit. Mère, enfans, en grondant, s’embrassent et dansent avec des éclats de joie sauvage, et célèbrent leur amour en mêlant en chœur leurs voix farouches. »

Quand ce don de la vision poétique s’exerce d’une façon discrète, quand le goût de l’artiste fait un choix parmi les images confuses qui viennent se peindre dans le cerveau du poète quasi halluciné, Lenau arrive à des effets surprenans. Il parvient à rendre plastiquement les impressions les plus fugitives, les nuances les plus délicates. Il comprend la mystérieuse musique de la nature, et il l’exprime avec la supériorité d’un virtuose. Ses Schilflieder (Chansons des roseaux) sont populaires en Allemagne, et c’est surtout dans ces petites pièces courtes qu’on peut voir à quel point le musicien et le poète se mêlent chez Lenau pour traduire le charme mélodique des murmures de la forêt et de l’eau. Dans ces lieder savamment composés, la physionomie mélancolique des grandes étendues d’eau à la tombée de la nuit, la grâce échevelée des arbres riverains des étangs, le souffle léger de la brise à travers les herbes mouillées, la marche fuyante des nuages, le frisson des branches au passage d’un chevreuil anuité, le sentiment de tristesse indéfinissable qu’on éprouve en face de cette nature aux formes indécises, les souvenirs du passé qu’on évoque doucement, tous ces détails sont indiqués avec une délicatesse de touche, une habileté et une justesse merveilleuses. Il est difficile de faire passer en français cette poésie qui tire une partie de sa valeur du choix et de l’arrangement des mots, de la coupe musicale des vers, du retour savamment amené de certaines rimes. Voici cependant un essai de traduction de la dernière pièce du groupe :

La lune luit parmi les branches
Sur la calme fraîcheur des eaux;
Elle mêle des roses blanches
Aux longs cheveux verts des roseaux.

Là-haut, dans la nuit qui se lève
Les cerfs cheminent à pas Ions;
Un oiseau léger comme un rêve
S’enfonce dans les joncs tremblans.

Je marche en pleurant, tête basse,
Et dans l’intime reposoir
De mon cœur ton souvenir passe,
Doux comme un angélus du soir.


Un détail curieux à noter : c’est presque toujours pendant les heures nocturnes que se passent les scènes décrites par Lenau